Parcoursup : comment la lettre de motivation retranscrit les inégalités sociales entre les candidats

Article rédigé par Lucie Beaugé
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Une lycéenne se penche sur ses vœux Parcoursup, à Marseille (Bouches-du-Rhône), le 26 janvier 2024. (SPEICH FREDERIC / MAXPPP)
De la présentation des activités extrascolaires à la maîtrise de la forme du texte, les lycéens, parfois aidés par leurs parents, ne sont pas égaux face à cet exercice d'écriture et de valorisation de soi très "codifié".

"Je me sens un peu livrée à moi-même." Cette année, Elise, 17 ans, n'est pas stressée que par le bac. Comme la majorité des lycéens, elle dépense aussi son énergie dans la constitution de dossiers sur Parcoursup. Si le délai pour formuler des vœux prend fin jeudi 14 mars, la jeune femme a encore jusqu'au 3 avril inclus pour rédiger CV, "fiche avenir" ou encore lettre de motivation pour chaque formation qui lui tient à cœur. Un dernier exercice qui la désarçonne. Et Elise n'est pas la seule, alors que la lettre de motivation sert à justifier ses choix – même si cette année, elle n'est plus systématiquement demandée selon le cursus visé. Maîtrise de la forme du texte, présentation des activités extrascolaires, importance de l'appui familial... Les candidats ne sont pas égaux pour rédiger cette lettre, révélatrice d'inégalités sociales.

En 2022, les sociologues Marion Valarcher et Marie-Paule Couto ont travaillé sur cette question. Après l'analyse d'un corpus de lettres de motivation rédigées par des candidats à une licence de sociologie, elles ont notamment démontré que l'origine sociale du lycéen influence sa manière d'argumenter. "L'exercice de la lettre est codifié : il faut savoir l'agencer, maîtriser l'orthographe et la syntaxe. Il y a aussi des normes implicites, comme mettre en scène son propre parcours, être en mesure de le traduire sous la forme de compétences qui sont scolairement rentables", décrypte Marion Valarcher.

Concrètement, les élèves préparant un bac technologique et disposant d'un capital culturel plus faible ont tendance à utiliser des tournures de politesse telles que "je vous prie d'agréer mes salutations respectueuses", selon l'étude. Ils vantent des qualités communément valorisées en société : "rigoureux", "patient" ou encore "dynamique". En clair, leur manière d'écrire,"relativement neutre", ne leur permet pas de se démarquer. A contrario, les lycéens des filières générales, non boursiers et issus d'une famille privilégiée, sont plus directs et personnalisent leur texte, en mobilisant des "termes clés ou des concepts de sciences sociales".

Savoir se vendre

Eric Caup, professeur principal au lycée Jules-Supervielle, à Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-Atlantiques), accompagne ses élèves de terminale dans la constitution de leurs dossiers pour Parcoursup. Il remarque qu'un "sentiment d'imposture" touche bien plus les fils d'agriculteurs et d'ouvriers que les autres.

"Dans leur lettre, ils survalorisent souvent l'école, la flagornent parfois avec excès. Dans le même temps, ils se dévalorisent dans leurs formulations."

Eric Caup, professeur principal

à franceinfo

Si Elise peut compter sur l'aide de son professeur principal dans la rédaction, elle craint surtout d'être "pénalisée" par son manque d'expérience en dehors de l'école. "J'ai fait du bénévolat pour la Fête de L'Humanité, mais c'est tout. C'est difficile de multiplier les activités à la campagne", regrette la lycéenne, issue d'un département rural. Elle vise des licences et des doubles licences incluant de la philosophie, ainsi que des classes préparatoires littéraires pour devenir professeure. "Je suis stressée car l'investissement personnel et la motivation comptent" pour ces formations, "entre 20 et 30%" de la note finale, précise Elise.

Une inquiétude partagée par Dilan, lycéenne à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). Elle a pourtant plusieurs cordes à son arc : bénévole pour l'association Jeunes solidaires, lauréate, avec le reste de sa classe, du concours des jeunes ambassadeurs et ambassadrices, organisé par le ministère des Affaires étrangères... "Aux portes ouvertes [de Sciences Po Paris], on m'a dit qu'il ne fallait pas vendre l'élève parfait. Mais sur Parcoursup, on a l'impression que c'est ce qu'ils recherchent", souligne Dilan, qui hésite à mentionner ses activités militantes.

"Ce n'est pas évident de savoir ce qui va leur plaire."

Dilan, lycéenne à Vitry-sur-Seine

à franceinfo

Comme pour les compétences, il existe des expériences "scolairement rentables", répète Marion Valarcher : "Il peut s'agir de cours au conservatoire, de séjours linguistiques ou plus généralement de la consommation de produits culturels distinctifs, comme les visites de musées." Du côté de celles qui le sont moins, "on retrouve toutes les activités qui ne sont pas encadrées par des adultes et qui ne sont pas dirigées vers l'accumulation de capital culturel légitime, comme faire du sport hors d'une structure, ou passer du temps entre amis", liste la chercheuse. Pour Eric Caup, les lycéens ont aussi des expériences "légitimes" qu'ils ne pensent pas à mentionner.

"Avoir exercé un boulot d'été à l'usine doit être utilisé. Même pour intégrer Sciences Po, l'élève montre qu'il connaît une réalité du monde du travail et qu'il n'est pas uniquement scolaire."

Eric Caup, professeur principal

à franceinfo

Qu'en pensent les recruteurs du post-bac ? Guillaume Lavalade, directeur des admissions à l'école d'ingénieurs de Purpan (Toulouse), assure qu'"avoir été stimulé par des voyages et pratiquer l'équitation" ne suffisent pas à gagner des points. "Ce n'est pas tant la quantité de choses que vous faites qui importe, mais les valeurs que vous en retirez", glisse-t-il aux candidats. D'expérience, une bonne lettre est, selon lui, "celle qui semble être adressée à vous" et dans laquelle le lycéen "fait le pont entre les thématiques portées par l'école qui l'intéressent et ses propres centres d'intérêt". "On doit deviner votre personnalité", ajoute Guillaume Lavalade.

Se faire aider

Une autre inégalité s'immisce entre les lycéens : l'importance du soutien familial. "Plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus les parents apportent de l'aide dans la rédaction de la lettre. Ce n'est pas étonnant car les familles privilégiées ont tendance à surinvestir scolairement. A l'inverse, les familles populaires sont plus en retrait, parce qu'elles ont une moindre maîtrise", remarque Marion Valarcher. Ce défaut d'accompagnement est ressenti par Dilan :

"Ma mère peut m'aider à corriger les fautes, mais elle ne sait pas ce que les formations comme Sciences Po attendent de moi."

Dilan, lycéenne à Vitry-sur-Seine

à franceinfo

Une enquête de l'Observatoire national de la vie étudiante, menée en 2019, montre que 64% des lycéens issus d'une famille populaire ont obtenu de l'aide pour rédiger cette lettre, contre 80% pour ceux issus d'une famille privilégiée.

En conséquence, les enseignants viennent en appui des élèves esseulés. "Dans les séries technologiques et professionnelles, les professeurs manquent de temps pour accompagner efficacement tout le monde, et ont tendance à se concentrer sur les meilleurs élèves, avec l'idée qu'ils peuvent entrer dans la compétition scolaire. Dans les séries générales, ils se focalisent davantage sur les boursiers", analyse Marion Valarcher. Depuis décembre, Eric Caup a déjà mené une quarantaine d'entretiens individuels pour aider ses terminales à finaliser leur dossier. Il parle aussi d'orientation en classe entière durant le cours d'Education morale et civique (EMC).

Mais la plupart des lycéens interrogés par franceinfo, dans d'autres établissements, se disent frustrés par le manque d'heures consacrées à l'orientation. Selon Lou-Anne, élève dans un lycée du Sud-Ouest, deux heures au total sont consacrées à Parcoursup durant l'année, au moment de l'accompagnement personnalisé. "La lettre, on ne nous en a pas encore parlé. J'angoisse un peu, car cela demande de l'investissement et de la réflexion. Or, cela reste un enjeu pour beaucoup de formations", regrette la jeune femme, qui espère intégrer un Institut d'études politiques (IEP).

Ne pas copier-coller

Si la lettre de motivation exhibe les inégalités sociales, dire qu'elle discrimine les candidats reste difficile à prouver, les comités d'examen des vœux des formations se tenant à huis clos. Les lycéens estiment aussi qu'elle leur permet de dévoiler une certaine facette d'eux-mêmes. "Même si on n'est pas tous accompagnés de la même façon, elle reste nécessaire. Personnellement, je ne suis pas seulement une élève. Ce n'est pas ce qui me définit et je n'aimerais pas qu'une formation m'accepte uniquement pour mes notes", soutient Margaud, élève au lycée Louis-Barthou à Pau (Pyrénées-Atlantiques). 

Pour Carole Berrouet, professeure principale dans un lycée hôtelier en Loire-Atlantique, une évolution des consignes doit cependant être envisagée. Selon elle, "on devrait fournir une liste de questions pour guider les candidats" dans la rédaction. Mais comme d'autres profs, elle redoute désormais l'utilisation massive par les lycéens de ChatGPT, qui dénaturerait totalement l'exercice. "On avait déjà pas mal de copier-coller de modèles trouvés sur internet", regrette Cécile Chéron, professeure en charge du recrutement en classe de BTS.

"Avec l'intelligence artificielle, les lettres vont être moins personnelles."

Cécile Chéron, professeure chargée du recrutement

à franceinfo

"C'est le doute qui va nous accompagner à chaque lecture", conclut-elle.

Soyez les premiers informés des résultats officiels du BAC

toutes les dates et actualités

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.