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Jean-Michel Blanquer a-t-il raison d'affirmer "qu'il n'y a pas plus de suicides dans l'Education nationale que dans la société française" ?

Le ministère de l'Education nationale a annoncé mercredi que 58 de ses agents s'étaient suicidés en une année scolaire. Soit un taux de mortalité par suicide de 5,8. Il l'a comparé à celui bien plus élevé de la population française. Mais cette comparaison est hasardeuse.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Des roses accrochées à la grille de l'école de Pantin le 5 octobre 2019 lors d'une marche en hommage à la directrice de l'établissement, Christine Renon, après son suicide. (GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP)

Au cours de l'année scolaire 2018-2019, 58 agents de l'Education nationale se sont suicidés. Ce nombre, jusqu'à présent inconnu du grand public, a été révélé mercredi 6 novembre, au cours d'un CHSCT extraordinaire organisé à la demande des syndicats, un mois et demi après le suicide d'une directrice d'école à Pantin, Christine Renon.

Trois semaines avant la divulgation de ce chiffre, le ministre, Jean-Michel Blanquer, avait déjà assuré sur France Inter que la situation au sein de son ministère n'était pas la plus critique. "D'après les éléments que j'ai, il n'y a pas plus de suicides dans l'Education nationale que dans la société française, avait-il affirmé. Et plutôt moins que dans d'autres services publics." Mais cette comparaison est-elle juste et pertinente ? 

Le ministère de l'Education nationale affirme donc dans son communiqué que 58 de ses 992 600 agents se sont suicidés durant l'année scolaire 2018-2019. Ce recensement porte sur l'ensemble du personnel enseignant et administratif. Les personnels de l'enseignement privé sous contrat sont en revanche exclus du calcul. Le taux de suicide à l'Education nationale était donc de 5,8 pour 100 000 sur l'année scolaire 2018-2019.

Le ministère compare ce taux de suicide à celui – près de trois fois plus élevé – de l'ensemble de la population française, à 16,7 pour 100 000, soit 10 700 morts. Mais cette comparaison est sujette à caution quand on se plonge dans ces données. 

Un taux national effectivement bien plus élevé...

On retrouve la trace de ces 10 700 morts par suicide en France et de ce taux de suicide de 16,7 dans le deuxième rapport de l'Observatoire national du suicide (ONS) publié en 2016 (pdf). Mais l'ONS précise que ces chiffres reposent sur des estimations qui ne valent, en outre, que pour la métropole et pour l'année... 2012.

"En 2012, le suicide a causé la mort de 9 715 personnes en France métropolitaine, soit près de 27 décès par jour", écrit l'ONS, ajoutant qu'"aussi précis soit-il, ce décompte ne doit pas faire oublier qu'il s'agit là d'une estimation puisqu'en raison d'erreurs ou d'absence de codage parmi les 558 408 certificats de décès enregistrés en 2012, le nombre de suicides se rapproche plus vraisemblablement des 10 700 décès." Premier problème donc : le ministère de l'Education nationale compare le taux de suicide dans ses services l'année passée à des estimations vieilles de sept ans, et hors outre-mer.

Dans son troisième et dernier rapport en date (pdf), l'ONS a fourni une statistique plus récente – remontant tout de même à 2014. Cette année-là, 8 885 morts par suicide ont été enregistrées en France métropolitaine par le Centre d'épidémiologie sur les causes médicales de décès de l'Inserm. "Toutefois, prévient à nouveau l'ONS, ce chiffre sous-estimerait de 10% les décès par suicide." Après correction, l'ONS aboutit à 9 773 morts par suicide en 2014. Une nouvelle estimation, donc.

... Mais une comparaison totalement faussée

Deuxième écueil : ce taux national de mortalité par suicide est "standardisé". Cela signifie qu'il est établi "tous âges confondus". Les suicides des enfants, des adolescents ou des personnes âgées sont comptabilisés au même titre que ceux des adultes. L'ONS a appliqué la méthode d'Eurostat, l'organisme européen de statistiques, qui permet des comparaisons internationales. A l'inverse, le taux de suicide des personnels de l'Education nationale ne porte, par définition, que sur des personnes adultes et actives.

Pour tenter une comparaison, il faudrait donc rapporter la statistique du ministère à celle de l'ensemble de la population nationale aux âges équivalents. Mais aussi avec la même proportion d'hommes et de femmes, car l'Education nationale est une administration aux effectifs très majoritairement féminins. Or cette donnée n'existe pas.

Au mieux, on peut essayer de lire cette statistique de l'Education nationale au regard des taux de suicide établis par l'ONS pour les tranches d'âges correspondant en partie à la population active. En 2014, ce taux était de 10,9 pour les 25-34 ans, de 16,7 pour les 35-44 ans, de 22,2 pour les 45-54 ans et de 19,8 pour les 55-64 ans. C'est bien plus qu'à l'Education nationale en 2018, certes, mais c'est difficilement comparable compte tenu des biais pointés plus haut et de l'écart entre les années concernées.

Difficile à faire avec les autres professions

Jean-Michel Blanquer a fait une seconde comparaison, en affirmant qu'il y a "plutôt moins" de suicides à l'Education nationale "que dans d'autres services publics". Là encore, l'analogie est difficile à établir. La question du taux de suicide en fonction de la catégorie socioprofessionnelle a été abordée dans un rapport de l'Institut national de veille sanitaire (INVS) (pdf) en 2010. Mais l'étude, résumée par l'INVS, portait sur les morts survenues entre 1976 et 2002 pour lesquelles le suicide était mentionné comme cause principale du décès.

Sur cette période, les taux de mortalité différaient sensiblement selon les secteurs d'activité. La santé et l'action sociale présentait le taux de mortalité par suicide le plus élevé (34,3). Venaient ensuite l'administration publique – en dehors de la fonction publique d'Etat – (29,8), la construction (27,3) et l'immobilier (26,7). A l'inverse, l'Education – qui ne comprenait pas les enseignants de la fonction publique d'Etat – présentait le taux le plus faible (15,6).

Le taux de mortalité par suicide était près de trois fois plus élevé (mais proche de celui observé dans la population générale) chez les employés, et surtout chez les ouvriers, que chez les cadres. Et les professions intermédiaires présentaient quant à elles un taux de mortalité par suicide plus proche de celui des cadres. Enfin, le taux de mortalité par suicide était particulièrement élevé (58,1) en cas d'inactivité. Reste qu'il est plus que délicat de comparer ces taux moyens lissant des données réunies sur plus d'un quart de siècle, à un taux annuel.

Les cas particuliers de la police et la gendarmerie

Parmi tous les services publics, ceux dont les suicides sont sans doute les plus étudiés et mieux documentés sont la police et la gendarmerie. Mais là encore, faire le rapprochement avec l'Education nationale est discutable. Le taux de suicide est plus élevé au sein des forces de l'ordre que dans le reste de la population. En 2018, un rapport sénatorial (pdf) indiquait qu'il s'établissait à 25 pour la gendarmerie et à 29 pour la police sur les dix dernières années, contre environ 14 pour l'ensemble de la population. En cette même année 2018, le ministère de l'Intérieur a annoncé que 35 policiers et 33 gendarmes s'étaient suicidés.

Mais dans ses bilans sociaux de 2015 et 2016, la gendarmerie assurait que "le taux moyen de suicide en gendarmerie est proche du taux observé en France, à structure de population identique selon l'âge et le sexe". A l'inverse, une épidémiologiste de l'Inserm, Gaëlle Encrenaz, répondait aux sénateurs lors de son audition qu'"en tenant compte des différences de structures sociodémographiques par âge et sexe, on estime (...) que le taux de suicide dans la police est supérieur de 36% à celui de la population générale" sur la période 2005-2009. Les rapporteurs du Sénat écrivaient en outre que, d'après leurs interlocuteurs, le taux de suicide plus faible en gendarmerie s'expliquait "par la vie en caserne, permettant de détecter et de prévenir le suicide, et à la plus grande cohésion qui règne au sein de la gendarmerie nationale".

Mais à l'inverse de l'Education nationale, la gendarmerie et la police sont des institutions nettement masculines. Or le suicide touche davantage les hommes que les femmes, avec des taux de 23,1 contre 6,8 en 2014. En outre, notaient les sénateurs, "les difficultés propres aux forces de sécurité intérieure, comme la proximité avec la mort, les rythmes de travail décalés, ou encore le poids de la hiérarchie constituent indéniablement des facteurs aggravants qui contribuent à expliquer cette prévalence du suicide en leur sein". Autre facteur, pointé par les parlementaires : "l'accès à l'arme de service a sans nul doute pour effet de favoriser le passage à l'acte".

Difficile, là encore, de tenter une comparaison avec l'Education nationale. D'autant que, comme le résume l'ONS, "il est de fait difficile d'identifier et de démêler les raisons qui poussent à l'acte suicidaire", tant les "facteurs de risques multiples se conjuguent".


Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, il existe des services d'écoute anonymes. La ligne Suicide écoute est joignable 24h/24 et 7j/7 au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont également disponibles sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé.

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