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Témoignages Harcèlement scolaire : rongés par la culpabilité, les parents de victimes se sentent "seuls au monde"

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Même quand les parents ont conscience du harcèlement dont est victime leur enfant, difficile d'agir sur ce qu'il se passe au sein de l'école. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Pour les parents d'élèves, le harcèlement scolaire est une épreuve et le sentiment d'impuissance est souvent difficile à supporter. Mais à force de persévérance et de communication, même les situations les plus graves peuvent trouver leur solution.

Christiane déglutit, la voix tremblante. Se remémorer le calvaire vécu par son fils Julien* rouvre en elle une blessure encore vivace. "En troisième, des filles se moquaient de son physique en permanence. Ça lui avait provoqué une dysmorphophobie, il ne pouvait plus supporter son reflet. Dès qu'il le voyait sur une vitre, ça lui déclenchait des crises d'angoisse..." Christiane contient tant bien que mal des années de sanglots qui remontent à la surface. Mais son état le montre bien : quand un enfant est harcelé dans le milieu scolaire, sa famille n'est pas épargnée.

Comme beaucoup de parents, Christiane est en quelque sorte une "victime collatérale" du harcèlement. Elle a découvert sur le tard le désespoir de son fils, a subi ses colères, tenté de gérer le stress et les souffrances au quotidien. "On se sent seule au monde", résume-t-elle au sujet d'un fléau revenu dans l'actualité le week-end dernier. Une marche blanche était organisée dimanche 24 octobre à Mulhouse pour rendre hommage à Dinah, cette collégienne de 14 ans qui a mis fin à ses jours le 5 octobre, après avoir été poussée à bout par des camarades. Une histoire tragique qui intervient après celle vécue par Alisha ou Evaëlle, deux autres ados dont les suicides ont fait réagir au sommet de l'Etat. 

Comme elles, entre 800 000 et un million d'élèves subissent chaque année des violences verbales (insultes, moqueries), physiques ou psychologiques (humiliations) répétées, selon un rapport sénatorial publié en septembre. Ce sont autant de parents qui doivent composer avec leur propre culpabilité et parfois leur impuissance, face à la douleur d'un enfant harcelé. Pour mettre des mots sur cette épreuve et les moyens qui existent pour en sortir, franceinfo a lancé un appel à témoignages, auquel de nombreuses familles ont donné suite. Voici leur récit.

"Pourquoi je n'ai pas su le voir ?"

Yann, le père de Timéo*, ne s'attendait pas à être concerné par ces problèmes. Il n'aurait jamais imaginé que son fils, "grand et costaud" pour un garçon de 5e, se faisait racketter par un garçon plus jeune depuis plusieurs semaines. Au début de l'été 2020, il sentait bien que quelque chose n'allait pas : "On voyait qu'il était à fleur de peau à la moindre remarque, et on ne se l'expliquait absolument pas."

"Quand la directrice du collège nous a prévenus de ce qu'il vivait, on s'est sentis coupables de ne pas s'en être rendu compte", regrette Yann. "Coupable", un mot qui revient sans cesse dans la bouche des parents de victimes. "Ça fait partie du cheminement normal", décrit Catherine Verdier, psychologue et auteure de nombreux livres sur le harcèlement entre enfants. "Passé l'affolement des premières nuits, ils se remettent en question : 'pourquoi n'ai-je pas su le voir ?'"

Puis, rétrospectivement, tout prend du sens. Les angoisses de l'enfant, ses vomissements avant d'aller à l'école, son comportement de plus en plus agressif ou mutique. "Il y a des signes qui ne trompent pas", assure Anna Bisch, psychologue au sein de la plateforme d'écoute du 30 20, Stop au harcèlement à l'école, qui recueille la parole des victimes et de leurs proches. Mais pour des parents non avertis, difficile de poser la bonne question : n'est-ce pas juste une crise d'ado ? Une déception amoureuse ? Une simple querelle de cour d'école ?

La peur des représailles

Chaque matin, peu après 8h30, la petite salle qui fait office de local pour l'équipe du 30 20 croule sous les appels. Les parents qui contactent la ligne confient leurs doutes, leur désarroi, mais aussi le mutisme auquel ils se heurtent quand ils cherchent à savoir ce qui se passe. "Le plus perturbant, s'étonne Yann, c'est que Timéo soit allé voir la directrice avant nous. Pourquoi ? Il ne devrait pas avoir honte avec nous." Pourtant, ils ne doivent pas être surpris si leur enfant hésite à se confier, assurent les professionnels : "On lui a peut-être dit [à l'enfant] qu'il y aurait des représailles s'il 'balançait'", souligne Anna Bisch – exactement ce qui était arrivé à Timéo. "Et parfois, il a déjà essayé d'en parler aux adultes de l'école, sans résultat. Alors il se renferme." 

Pour éviter ce repli, il s'agit d'être attentif à toute dégradation du comportement et, surtout, communiquer, selon Nicole Catheline, pédopsychiatre à Poitiers. "Il faut dire à l'enfant que si on l'embête, il n'est pas le seul à subir ça, qu'il n'y aura pas de conséquences négatives s'il balance. Il ne voudra peut-être pas répondre immédiatement, donc il faut y revenir régulièrement, sans le forcer, et le tenir au courant de ce que vous décidez de faire."

Après le choc de la révélation, vient la phase de l'action. Les spécialistes recommandent de faire les choses dans l'ordre, en informant l'école si elle n'est pas au courant. Une stratégie souvent efficace. Après un rendez-vous avec le père de Timéo, la directrice de l'école a rencontré les parents des harceleurs, et le racket a cessé. "L'équipe pédagogique est là pour aider, mais si on l'accuse directement d'inaction sans lui expliquer ce qui se passe, elle peut se braquer", prévient Anna Bisch. 

"On savait qu'elle ne serait pas aidée par les adultes"

Mais cette phase peut s'accompagner d'un sentiment d'impuissance souvent difficile à vivre. Les parents ont beau alerter toutes les instances susceptibles d'agir, ils n'ont aucun contrôle sur ce qui se passe dans la cour de récréation. Quand Jennifer a appris que sa fille Marine, en maternelle, était régulièrement agressée par une camarade, elle a d'abord averti la direction de son école privée. "Elle nous a répondu que c'était normal, qu'à cet âge-là, ils apprenaient encore à contenir leur violence. On leur a fait confiance. Mais ça s'est aggravé pendant deux ans, malgré nos alertes, jusqu'à ce qu'elle soit frappée à plusieurs reprises."

Quand la machine éducative reste sourde, comme le dénonce Jennifer, les parents se retrouvent "complètement démunis. C'est horriblement frustrant. On laissait Marine à l'école le matin, parce qu'il le faut bien, mais on savait qu'elle ne serait pas aidée par les adultes, et c'était terrible." Ce sentiment n'épargne pas les professionnels de l'Education nationale, qui se sentent rarement formés pour gérer ces situations, comme le souligne un sondage de l'Ifop paru en mars dernier.

"On a déjà eu un appel d'une mère qui était également l'enseignante et la directrice de l'école. Pourtant, elle était complètement désemparée !"

Anna Bisch, psychologue

à franceinfo

Pour lutter contre les conséquences psychologiques du harcèlement, le soutien de professionnels de santé semble indispensable. Mais l'effet est rarement immédiat. Julien a consulté trois pédopsychiatres sans qu'ils ne décèlent la source de son mal-être. "Quand les professionnels de santé n'arrivent à rien, on se demande : en tant que parents, comment l'aider ?", avoue Christiane.

Des familles qui éclatent

Parfois, la famille peut se souder autour de l'enfant, comme ce fut le cas entre Jennifer et sa fille. Mais dans les cas les plus graves, elle peut aussi se fragiliser, voire s'effondrer. "Quand Julien traversait une grosse crise d'angoisse, mon mari s'éloignait, sortait faire un tour. Il ne savait pas quoi faire, il était paniqué, mais ça se manifestait différemment. Ça a mis des tensions dans notre couple, se remémore Christiane. Finalement, on a tenu bon." A ce sujet, les professionnels sont clairs : le soutien émotionnel n'est pas réservé aux plus jeunes. "Si l'enfant sent que ses parents sont aussi stressés que lui, ça peut devenir intenable", alerte Anna Bisch.

Christiane a finalement réussi à trouver une clinique et un établissement adaptés à ses souffrances, où son état s'est amélioré petit à petit. Mais le harcèlement laisse parfois des traces qui mettront des années à se refermer. La fille de Jennifer a été exclue de son école privée, car sa mère insistait pour que l'école agisse, mais elle a ensuite trouvé un autre établissement dans lequel elle s'est épanouie. "Ça reste dans un coin de la tête en permanence. Et si ça recommençait ?", redoute-t-elle. "Maintenant, tous les soirs, je demande à mes enfants comment s'est passée leur journée, et je suis toujours nerveuse. Au moindre signe, on se crispe."

Avec ces cicatrices viennent aussi de précieuses leçons pour l'avenir. Contre le harcèlement, il faut anticiper, se parler et prévenir avec les enfants d'un éventuel cas. Après avoir découvert ce que subissait en secret Timéo, Yann a fait le point avec sa plus jeune fille pour qu'elle ne cache pas ses problèmes. "On lui a tenu le même discours : si on t'embête, parle-nous, on est là pour t'aider." Jennifer a elle aussi renforcé ses liens avec sa fille Marine à travers cette épreuve. "Aujourd'hui, elle a confiance en nous. Mais à quel prix ?"

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.


Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, il existe des services d'écoute anonymes. La ligne Suicide écoute est joignable 24h/24 et 7j/7 au 01 45 39 40 00. D'autres numéros et de nombreuses informations sont également disponibles sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé.

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