CHU de Grenoble : un ancien chirurgien témoigne de harcèlement
En décembre 2017, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, avait reconnu des "situations graves de harcèlement" au sein du CHU de Grenoble, mises au jour dans le cadre d'une enquête sur le suicide d’un neurochirurgien de 36 ans qui avait laissé derrière lui une lettre invoquant des motifs personnels à son geste. Un rapport signé par Édouard Couty, rendu public le 8 janvier, a pointé du doigt un "management déshumanisé", focalisé sur "les problématiques budgétaires", et qui maintiendrait "de manière permanente une certaine pression sur les équipes et qui priorise le résultat".
A lire aussi : La direction du CHU de Grenoble invitée à "humaniser" son management
Peu avant la présentation de ces conclusions, on apprenait qu’en janvier 2017, un ancien chirurgien de l’hôpital avait porté plainte pour "harcèlement moral". Derrière cette plainte, les pressions qu’il explique avoir subies, quelques années auparavant, après avoir voulu dénoncer les dysfonctionnements constatés dans son service.
Travaillant désormais dans un établissement privé, le chirurgien a accepté de détailler pour nous les faits qu’il dénonçait dès 2012. À la suite de la réforme des pôles d’activité de l’hôpital (chaque pôle réunissant plusieurs services, NDLR) des activités chirurgicales de nature très différentes se sont trouvées gérées de façon concomitante, entraînant une désorganisation des services.
"Dans la spécialité chirurgicale dans laquelle j’exerce, 30% des interventions se font en semi-urgence – c’est-à-dire que l’intervention doit-être réalisée dans les 24 à 48 heures", nous explique le chirurgien. "Dans le service dans lequel j’exerçais, [il y avait trois spécialités], [les deux] autres n’ayant pas ces contraintes de semi-urgences. Celles-ci remplissaient le programme opératoire, sans prendre en considération le fait que, de notre côté, nous étions contraints à reporter des patients déjà programmés. Nos patients se retrouvaient donc pris en charge en fin de programme, voire au-delà des heures ouvrables, ou en bloc d’urgence, alors même qu’ils auraient pu bénéficier des interventions dans de meilleures conditions, dans des blocs dédiés".
Un climat de tension et de conflit intergénérationnel
Le praticien explique que la désorganisation de son service était également liée "au fait que certains chirurgiens expérimentés avaient du mal à comprendre qu’il fallait laisser une place aux jeunes chirurgiens, et à accepter de modifier leur façon de gérer le service". Il se souvient "d’un climat de tension et de conflit intergénérationnel", qui aggravait les problèmes liés à la non-reconnaissance de la spécificité de sa pratique.
"L’attribution des salles du bloc opératoire n’étaient pas respectées par certains de ces chirurgiens [plus âgés]", se souvient-il avec amertume. Sur le papier, "chaque chirurgien avait une salle attribuée, par jour". "Or, dans le pôle, l’un des chirurgiens d’une autre spécialité occupait de façon régulière deux salles le même jour, parfois deux fois par semaines. Il opérait dans l’une des salles, pendant que l’on préparait le patient suivant dans l’autre salle, et ainsi de suite. Or, sa spécialité permettait de programmer les patients longtemps à l’avance, sans nos contraintes liées aux situations de semi-urgence – ce que reconnaissait d’ailleurs le chef de service. Cela posait des problèmes de disponibilité de personnels et de salles aux [jeunes] chirurgiens, qui ne pouvaient plus opérer leurs patients parce que leur salle était indûment occupée…" D’autant plus que ces aménagements sauvages étaient réalisés sans concertation, ni même que l’information soit transmise aux jeunes praticiens.
En octobre 2012, le chirurgien adresse un courrier électronique à son chef de service ainsi qu’aux autres professeurs et praticiens hospitaliers du service, dans lequel il fait part "de la souffrance vécue par tout le personnel, y compris par les assistants et les infirmières". La réponse qui est reçue à cette lettre nous est relatée par l’avocat grenoblois du chirurgien, Me Hervé Gerbi.
"Ce chef de service a transmis à l’ensemble des praticiens la réponse suivante : « Nous traversons une période difficile, dont nous devons sortir par le haut, au lieu d’appauvrir notre relation en restant devant un mur des lamentation, qui exprime une vraie souffrance, que je respecte mais qui est stérile. La seule issue est de construire un projet médical de qualité ». Cela veut dire qu’il y avait bien conscience, dès 2012, de la souffrance. Mais plutôt que de répondre à cette souffrance, on répond en proposant de reconstruire un projet d’entreprise…"
Une hiérarchie qui reste sourde aux alertes
Constatant que la situation allant "en se dégradant", le chirurgien alerte en juillet 2013 son directeur du pôle, qui organise une réunion avec le président de la Commission médicale d'établissement et le doyen. "Mais là encore, les choses n’ont pas beaucoup changé. Nous devions nous revoir pour faire le point, mais il n’y a pas eu de nouvelle rencontre". Le même mois, "suite à plusieurs mails écrits par un assistant qui n’arrivait pas à s’organiser [du fait de la situation dans le pôle], la cadre du bloc opératoire a demandé une réunion pour revoir l’organisation". S’en est suivi une réunion, et une nouvelle organisation, "mais qui là encore n’était pas toujours respectée…".
Fin 2013, il fait part de ces problèmes à la médecine du travail, "qui n’a pas écouté ce que je leur disais, sur la violence". En janvier 2014, "j’ai été convoqué par la direction, à une réunion avec des représentants médicaux, où l’on ne m’a pas laissé parler", où il comprend "que l’on voulait faire passer sous silence ce que je voulais dénoncer".
Il évoque sa "mise au placard". "À la fin, je n’étais plus au courant de rien dans le service, je ne recevais plus de mail important, des réunions étaient annulées sans que je sois mis au courant."
"J’ai compris que je ne pouvais pas gérer seul cette situation, et pour me préserver, j’ai pris la décision de quitter le CHU" – décision transformée en acte au mois de septembre de la même année.
D’autres départs du CHU de Grenoble
L’ancien membre du CHU de Grenoble nous explique que, jusqu’à son départ, il n’avait pas eu vent de problèmes similaires à l’intérieur de l’hôpital, ou tout du moins "pas de façon aussi aigüe". Toutefois, "après être parti, j’ai appris que d’autres PUPH [1] avaient quitté le CHU pour des raisons qui semblent être similaires. Soit pour des désaccords à l’intérieur de leur service, soit pour des désaccords avec le management tel qu’il était imposé".
La situation est-elle spécifique à l’établissement de Grenoble, ou s’agit-il d’un problème plus vaste ? "Il est incontestable qu’il y a beaucoup de structures de soin, et notamment de CHU, qui sont en souffrance", nous explique le chirurgien, qui évoque la publication le 16 février dans Libération de la « Pétition des blouses blanches », "dont les signataires expliquent que la souffrance au travail est devenu un lieu commun". "Mais à Grenoble, on ne parle pas seulement de souffrance et de désorganisation. Comme l’a dit le député Véran, qui a interpelé la ministre de la santé à ce sujet, on parle aussi de maltraitance et de harcèlement, et du fait que le management est resté sourd aux alertes. Tant que l’on considérera que le personnel médical et paramédical est une variable d’ajustement, il est clair que la situation de déshumanisation aura un impact".
En avril 2016, souhaitant alerter sur ce qu’il avait vécu, le praticien a sollicité l’administration du CHU de Grenoble par l’intermédiaire de son avocat, maître Hervé Gerbi. "Nous avons alerté sur tous les points qui ont récemment été relevés par le rapport [d’Édouard Couty]. Nous avons eu une réponse, mais qui ne concernait pas ces points que nous avons signalé".
la rédaction d'Allodocteurs.fr
[1] Le statut de professeur des universités-praticien hospitalier (PU-PH) est attribué aux professionnels de santé dépendant à la fois d’un centre hospitalier universitaire (CHU) et d’une université.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.