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"On nous oblige à être maltraitants" : à l'hôpital psychiatrique du Havre, des soignants au bord de la crise de nerfs

Article rédigé par franceinfo - Juliette Campion
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
La façade de l'hôpital psychiatrique Pierre-Janet du Havre (Seine-Maritime), recouverte de banderoles, mardi 10 juillet 2018.  (JULIETTE CAMPION)

Pendant seize jours, des soignants qui se surnomment "les Perchés" ont élu domicile sur le toit des urgences de l'hôpital psychiatrique du Havre pour réclamer plus de moyens face à des conditions d'hospitalisation qu'ils jugent inhumaines. IIs viennent de signer un accord avec leur direction mais pour eux, le combat ne fait que commencer.

Poussettes et voitures défilent devant la façade de l'hôpital psychiatrique Pierre-Janet du Havre (Seine-Maritime), mardi 10 juillet. Et personne ne semble vraiment prêter attention aux dizaines de banderoles colorées installées sur la façade, depuis le début du mouvement de grève du personnel soignant, il y a près d'un mois. "Bienvenue dans l'hôpital de la honte", peut-on lire. Sur le toit de ce bâtiment sans étage, des tentes sont dressées et des personnes en blouses blanches vont et viennent. Patients et riverains de cet hôpital à taille humaine de centre-ville semblent s'être habitués au curieux campement installé sur le toit de "Janet", comme est surnommé l'établissement ici. 


L'entrée de l'hôpital Pierre-Janet du Havre (Seine-Maritime), situé en plein centre-ville, mardi 10 juillet 2018. (JULIETTE CAMPION)

Là-haut, "la tente des filles et les tentes des garçons" sont installées depuis le 26 juin, explique Frédéric Le Touze, délégué du syndicat Sud, membre des sept "perchés", comme se sont auto-surnommés ces soignants en colère. Voix fatiguée, les traits tirés, l'infirmier cache mal son anxiété : "On a rendez-vous avec la direction ce [mardi] après-midi pour acter un accord de sortie du mouvement. On espère que ça va aboutir parce que là, physiquement et psychiquement, ça devient dur". 

"Le pire, c'est les urgences"

Voilà plus de deux semaines qu'une équipe de soignants occupe nuit et jour le toit des urgences, sous un soleil de plomb. Drapés dans leurs blouses, Ophélie, Sylvia, Johann et Frédéric sont devenus les porte-voix de leurs collègues en souffrance. Soutenus par l'ensemble du personnel soignant de l'hôpital, ils se battent contre les "conditions d'accueil et de soin, maltraitantes" qu'ils se disent forcés d'infliger à leurs patients. 

Mardi 10 juillet, les "Perchés" empruntent une échelle pour accéder au toit qu'ils occupent depuis le 16 juin 2018. (JULIETTE CAMPION)

"Le soin, c'est pas du gardiennage", est-il inscrit en lettres rouges sur un drap blanc. D'après eux, c'est pourtant ce à quoi est souvent réduite la mission des infirmiers et aide-soignants de l'établissement, qui doivent composer au quotidien avec 220 à 230 patients pour 192 lits. "Le pire, c'est les urgences" ,annonce d'emblée Frédéric Le Touze. "Le bâtiment des urgences est dimensionné pour recevoir cinq patients. Et quotidiennement, il en accueille entre 10 et 15", explique-t-il, crispé. Contactée par franceinfo, la direction reconnaît elle-même une "sur-occupation chronique".

Les patients ont zéro intimité. Beaucoup dorment par terre, sur un matelas à même le sol. On est revenus au temps de l'asile.

Ophélie, aide-soignante à l'hôpital Pierre-Janet du Havre

à franceinfo

"Imaginez : vous êtes hyper mal, vous arrivez aux urgences et on vous propose un matelas par terre, avec un patient à 10 centimètres de vous, lui aussi en crise. Est-ce que vous allez vous sentir mieux ?", poursuit Ophélie, entre deux bouffées de cigarette.

Dans l'unité Féroé, où l'on soigne les détenus, un petit parloir sans fenêtres et sans toilettes fait office de chambre. A l'intérieur, un matelas, posé au sol. 

Un placard transformé en chambre dans l'unité Féroé, réservée aux détenus internés.  (Photo prise par le personnel de l'hôpital)

Depuis des années, la salle télé ne remplit plus ses fonctions initiales de salle de repos, puisqu'elle a été transformée en chambre avec deux lits. 

La salle télé, où, faute de place, des matelas sont installés à même le sol.  (Photo prise par le personnel de l'hôpital)

Pour les repas, les soignants composent, là encore, avec les moyens à leur disposition : les patients mangent souvent sur une chaise, leur plateau sur les genoux. "On n'a pas assez de tables", souffle Frédéric Le Touze.

Véronique Bellangé, psychologue au service Equinoxe, réservé à l'hospitalisation des adolescents, s'inquiète : "Aux urgences, il y a des personnes atteintes de graves troubles psychiques qu'on ne devrait pas laisser à côté d'adolescents." 

Des jeunes de 14 ans peuvent se retrouver enfermés deux à quatre jours dans des conditions déplorables avant d'obtenir une place dans le service qui leur est dédié.

Véronique Bellangé, psychologue

à franceinfo

Pour les protéger des adultes, les soignants se retrouvent souvent obligés d'enfermer ces patients à clé dans leur chambre. Une méthode "anxiogène et violente", dénonce Sylvia. 

"On a besoin de votre lit" 

Les problèmes de places ne concernent pas uniquement les urgences à l'hôpital Pierre-Janet. Les quatre pavillons d'hospitalisation de l'établissement, répartis par secteurs géographiques, sont souvent saturés. Pourtant, Martin Trelcat, directeur du groupe hospitalier, refuse toujours d'ouvrir le pavillon Délos, récemment rénové. Celui-ci permettrait la mise à disposition de 22 lits supplémentaires. "C'est une consigne du ministère, manifestement. Il ne veulent pas l'ouvrir parce que ça enverrait le signal politique qu'on peut rouvrir des lits en psychiatrie, et ça donnerait peut-être envie à d'autres hôpitaux de demander davantage de lits. C'est aberrant", explique Johann, aide-soignant et "perché" lui aussi depuis le début du mouvement. 

Johann, aide-soignant, devant le pavillon Délos, que la direction refuse de réouvrir malgré les rénovations, mardi 10 juillet 2018. (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Toujours par manque de lits, les chambres adaptées, censées être réservées aux patients atteints de handicap moteur, sont régulièrement transformées en chambres doubles ou triples. "Maintenant, c'est acté : quand un handicapé moteur arrive, on le met dans une chambre non adaptée", se désole Johann.

Sur le toit des urgences, à l'ombre d'une tonnelle prêtée par un collègue, les soignants décrivent un "infernal turnover" dans la répartition des chambres. 

A 2 heures du matin, quand un patient hyper agité nécessite d'être seul, on se réunit et on se demande 'Qui est le moins pire ?'. On réveille un autre patient en pleine nuit en lui disant : 'On a besoin de votre lit'.

Sylvia, aide-soignante et syndicaliste

à franceinfo

En sous-effectifs, le personnel médical n'a plus le temps d'échanger avec les patients. "On ne peut plus discuter avec les patients pour tenter d'améliorer les choses. On n'est plus dans l'écoute. On distribue les médicaments et les repas à la chaîne", décrit Sylvia. Résultat, les patients en arrivent de plus en plus à ce que les agents appellent le "clash" : ils deviennent violents et vont jusqu'à agresser des soignants. D'après Ophélie, "c'est le seul moyen qu'ils ont pour voir un médecin et obtenir une chambre où ils sont seuls".

Pour les soignants, l'une des graves conséquences de cette promiscuité concerne l'aménagement de la sortie des patients. Beaucoup d'entre eux se retrouvent poussés à quitter l'hôpital par manque de places. Mais faute de temps, leur réinsertion n'est souvent pas assez préparée. "Ils reviennent très rapidement, qui plus est par les urgences, et ça n'aide pas à alléger la machine", pointe Frédéric Le Touze. 

"Un élan de solidarité s'est créé" 

Assis autour d'une table basse où se mêlent tablettes de chocolat éventrées, brumisateurs et bouteilles d'eau, les "perchés" disent leur souffrance. "Ça fait quinze ans que je travaille ici. Ça s'est particulièrement dégradé ces cinq dernières années", constate Sylvia, les yeux embués. 

Quand un patient va vraiment mal, on est obligé soit de lui faire une injection, soit de l'enfermer. Je suis écoeurée de tout ce que je fais.

Ophélie, aide-soignante en psychiatrie

à franceinfo

"Maltraiter nos pairs, c'est impossible à accepter", poursuit la jeune femme. "Un jour, ce seront peut-être nos familles qui viendront à Janet, et peut-être même nous. On n'est pas à l'abri de décompenser", prédit-elle. 

Véronique Bellangé soutient "à fond" les grévistes mais ne cache pas son inquiétude : "C'est fou de voir jusqu'où ils doivent aller pour se faire entendre. Sur ce toit, tout le monde vient les voir en permanence. Ils sont très exposés pyschologiquement et physiquement", constate la psychologue, qui note une confusion entre leur vie privée et publique. 

Les "perchés" sont conscients de leur vulnérabilité. La fatigue se lit sur leurs visages. Mais ils n'ont rien lâché seize jours durant et ont foi en leur lutte : "Le toit, c'est symbolique : on est les perchés du haut et on protège les perchés du bas, nos patients", explique Sylvia avec une pointe de fierté. 

Sylvia, aide-soignante à l'hôpital Pierre-Janet du Havre, sur le toit des urgences, mardi 10 juillet 2018.  (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Les nombreux témoignages de soutien qu'ils reçoivent quotidiennement leur donnent de la force.

Des voisins ont mis des banderoles à leurs fenêtres, ils nous apportent des gâteaux, de la bouffe en permanence. Quand on fait signer les pétitions sur les marchés, il y a la queue !

Frédéric Le Touze, infirmier et syndicaliste

à franceinfo

"Quand on est montés, mardi 26 juin, on a fait une première nuit à la belle étoile. On a eu terriblement froid. Dès le lendemain, un élan de solidarité s'est créé : couvertures, duvets, tentes, lumières, sièges, parasols, glacières...  Les collègues, et même les patients, nous ont aidés", sourit Sylvia. 

Sonia*, internée depuis quatre semaines pour des troubles bipolaires, soutient le mouvement : "C'est logique qu'ils fassent grève".  D'après le personnel soignant, les patients et leurs familles sont très conscients de la vétusté des lieux : "On les encourage à faire remonter leurs critiques à la direction. Mais les familles sont démunies ici. Elles ne savent pas comment s'y prendre pour écrire un courrier", explique Johann. 

"On a relancé l'esprit de lutte" 

Mercredi 11 juillet, les "perchés" sont descendus de leur toit, sous les applaudissements de leurs collègues. Le protocole de sortie de crise, passé avec la direction, a été validé par les agents de Pierre-Janet réunis en assemblée générale ce jour-là. L'accord prévoit la création de 34,3 postes "équivalent temps plein" et des investissements de 15 millions d'euros sur les cinq prochaines années, destinés à la réhabilitation de trois pavillons d'hospitalisation.

Une longue mobilisation se termine, même si, d'après Sylvie Beaucousin, directrice de la communication du groupe hospitalier du Havre, les négociations auraient pu commencer plus tôt : "La direction de notre groupe a toujours été disponible pour négocier. Mais les syndicats souhaitaient rencontrer la directrice de l'Agence régionale de santé (ARS), ce qui n'était pas possible". D'après elle, Martin Trelcat, le directeur général, s'est déplacé à plusieurs reprises pour les rencontrer. "Plusieurs possibilités de rencontres ont été refusées par l'intersyndicale", précise-t-elle. 

Les grévistes se disent plutôt satisfaits des résultats obtenus mais, pour eux, la mobilisation ne fait que commencer.

Quelque chose de très fort s'est enclenché, dans les services de psychiatrie et plus largement dans l'hospitalier.

Frédéric Le Touze, infirmier et syndicaliste

à franceinfo

"La mobilisation au Rouvray a vraiment enclenché le mouvement", affirme Frédéric Le Touze. Après deux mois et demi de grève, dont 17 jours de grève de la faim, les salariés de l'hôpital psychiatrique du Rouvray (Seine-Maritime) ont fini par obtenir gain de cause auprès de leur direction. "On était en bagarre depuis des années avec nos petits mouvement syndicaux. On ramait un peu pour entraîner les collègues", se souvient le délégué Sud de Pierre-Janet. 

Ce qui a été déterminant, c'est la réaction du Rouvray quand ils ont vu notre service des urgences. Ils en sont sortis sidérés, au sens psychiatrique du terme. Ils nous ont dit : 'C'est 4 fois pire que chez nous'. Leur réaction a eu un effet déclencheur.

Frédéric Le Touze, infirmier et syndicaliste Sud

à franceinfo

Un message de soutien écrit par un agent de l'hôpital psychiatrique du Rouvray (Seine-Maritime). (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Depuis, les agents des deux hôpitaux de Seine-Maritime restent en contact régulier. L'un des aide-soignants du Rouvray est d'ailleurs venu soutenir les "perchés". "On voulait que notre combat serve à d'autres. On a réussi à faire reculer le gouvernement. On sent qu'on a relancé l'esprit de lutte. On veut des Rouvray partout", lance-t-il en souriant. 

Samedi 14 juillet, plusieurs soignants havrais se rendront à l'hôpital psychiatrique Philippe Pinel, à Amiens (Somme), pour soutenir leurs collègues, eux aussi grévistes. Les revendications sont les mêmes qu'au Havre : manque de personnel et manque de moyens. "Ils savent qu'ils peuvent compter sur nous", affirme Frédéric Le Touze. "Maintenant, il va falloir s'unir si on veut tenir sur la durée".

*Le prénom a été modifié.

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