: Enquête franceinfo "Boiron, c'est plus qu'un monopole" : comment le laboratoire français règne sur l'homéopathie
En attendant la décision du gouvernement sur un éventuel déremboursement de l'homéopathie, l'entreprise reste le maître incontesté des petits granules blancs.
Le géant de l'homéopathie a choisi de se faire tout petit. Depuis la publication fracassante, en mars, d'une tribune contre l'homéopathie par des médecins dénonçant "la promotion de fausses thérapies à l'efficacité illusoire", Boiron joue la carte de la discrétion. Pas de réponse frontale, encore moins de contre-attaque. "On n'a pas à se prononcer publiquement", explique à franceinfo le laboratoire spécialisé. "La minorité des médecins qui s’exprime ne connaît pas cette thérapeutique et attaque l’homéopathie de manière aveugle", déplore-t-il simplement, préférant laisser le débat "aux mains des médecins".
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En cette rentrée, l'entreprise française a d'autres préoccupations, à commencer par ses résultats semestriels décevants (en PDF) et par l'annonce du départ prochain de son directeur général, Christian Boiron. Habitués aux attaques, Boiron et ses 3 718 salariés (2 562 en France) savent qu'ils ne sont pas seuls dans leur combat. Le laboratoire peut s'appuyer sur le monde de l'homéopathie, qu'il a conquis et formé depuis des décennies, jusqu'à en devenir le roi incontesté.
"Boiron, c'est comme Google : on n'y peut rien"
L'homéopathie reste une niche. De son propre aveu, Boiron n'avait, en 2016, qu'"une part de marché inférieure à 0,1% du marché mondial de la pharmacie". La société a ainsi enregistré un chiffre d'affaires de 618 millions d'euros l'an dernier, dont 378 millions en France. A titre de comparaison, le Français Sanofi a atteint 33,8 milliards d'euros, dont 2,1 milliards dans l'Hexagone. Mais Boiron profite d'une situation de quasi-monopole sur le marché français de l'homéopathie.
Fruit de la fusion des trois laboratoires des frères Henri et Jean Boiron en 1966, le laboratoire est devenu, dès sa naissance, le leader mondial du secteur. Il a conforté sa domination en avalant progressivement ses concurrents français, dont LHF en 1988, Dolisos en 2005 et Ferrier en 2017. Ses derniers rivaux dans le pays, Lehning et Weleda, doivent se contenter des miettes.
"C'est plus qu'un monopole, c'est une identification totale à l'homéopathie : Boiron c'est l'homéopathie, et l'homéopathie c'est Boiron", souligne le pharmaco-épidémiologiste Bernard Bégaud, ancien directeur de l'école doctorale Société, Politique, Santé Publique à l'université Bordeaux-2. Les professionnels de santé ont appris à s'accommoder de cette situation, très peu critiquée dans le milieu. "Boiron, c’est comme Google : on n'y peut rien", illustre une gynécologue homéopathe à Paris.
Des diplômes "sponsorisés" par Boiron
En plus de son omniprésence dans les pharmacies, Boiron a un pied dans l'enseignement supérieur. Le laboratoire possède deux centres de formation : le Centre d’enseignement et de développement de l'homéopathie (CEDH), à destination des médecins souhaitant se former à cette discipline, et le Centre de formation en homéopathie (CDFH), pour les pharmaciens. Ce dernier revendique "plus de 1 700 personnes formées par an".
Mais tous ces professionnels ont-ils conscience de s'inscrire à une filiale de Boiron ? Aucune des deux structures n'affiche ses liens avec l'entreprise sur la page d'accueil de son site internet. Le CDFH est pourtant hébergé directement dans les locaux de Boiron à Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône).
D'autres centres à destination des professionnels de santé proposent des formations à l'homéopathie. Certaines de ces structures sont regroupées au sein de la Fédération française des sociétés d'homéopathie. Entre 2013 et 2018, elle a reçu 1,075 million d'euros de "dons de fonctionnement" de la part de Boiron. "Le laboratoire nous donne un coup de main financier, mais c'est peu important par rapport aux versements des étudiants", assure le président de la Fédération, Daniel Scimeca, qui revendique "l'indépendance" de sa structure.
Pour sa part, Boiron met en avant le fait "nécessaire" de contribuer à "un enseignement de qualité" dans les structures privées, en l'absence d'"enseignement de l'homéopathie dans les cursus des formations initiales" à l'université.
Pour contourner de tels centres, les médecins et les pharmaciens peuvent malgré tout s'orienter vers certaines facultés. Une quinzaine d'entre elles proposent des "diplômes universitaires" en homéopathie, hors circuit licence-master-doctorat. Mais là aussi, Boiron est parfois de la partie. Depuis 2011, l'un des amphithéâtres de l'université Lyon-1 est baptisé Amphi Boiron, après que le laboratoire en a financé la rénovation à hauteur de 50%.
Fac de médecine Lyon-Sud, un amphi financé à 50% par Boiron en 2011 pic.twitter.com/eKqa6L39Mi
— Formindep (@Formindep) 11 janvier 2017
Sur les bancs de Paris-Sud et Paris Descartes, le cours consacré à la réglementation des médicaments est dispensé par une pharmacienne venue du laboratoire. "Cela fait plusieurs années qu’elle vient", affirme Christophe Fourneau, coresponsable du diplôme. Il assure que les "intervenants parlent des souches [des médicaments], pas de la marque". Et les autres industriels du secteur ? "On n'a pas pensé à en contacter d’autres", reconnaît une responsable de la formation, Thi-Hanh Dufat. Selon Boiron, les interventions dans les facultés se font "à la demande des enseignants".
Des médecins libéraux payés par Boiron
Toc, toc, toc, c'est Boiron. Même dans leur cabinet, les médecins peuvent difficilement échapper aux laboratoires, quels qu'ils soient. "J'ai une visiteuse Boiron dans le secteur, qui vient de temps en temps me présenter les nouveautés, les chiffres, les publications intéressantes", décrit un médecin du nord de la France. Pour continuer à croître, l'industriel doit surtout convertir de nouveaux publics. Les sages-femmes sont l'une de ces cibles, comme l'écrit explicitement l'entreprise dans son bilan annuel 2017 (en PDF). Bien souvent, c'est autour d'un repas offert par Boiron que la prise de contact se fait.
Boiron s'attache régulièrement les services de médecins pour animer des réunions d'information. C'est le cas par exemple de Pierre Popowski, un généraliste de l'Essonne, spécialisé en homéopathie pédiatrique. "Depuis deux ans, j'anime des formations régionales à destination des pharmaciens, dit-il. J'en suis à 23 villes. Le labo organise des sessions en soirée, cela dure une heure et demie, avec un diaporama et des questions-réponses." Depuis janvier 2017, Boiron lui a versé 19 320 euros de rémunération et a déboursé 10 513 euros pour ses frais de transport, de repas et d'hébergement, selon la plateforme publique Transparence Santé, librement consultable, qui répertorie tous les avantages de ce type.
Installé dans le Vaucluse, Guy Villano fait aussi équipe avec l'entreprise de la région lyonnaise, notamment lors de réunions où il présente ses travaux sur l'hypertension des patients âgés. En un an et demi, il a reçu 5 060 euros de la part du laboratoire. Il a également été invité à animer une formation aux Caraïbes, en 2014, par la filiale locale de Boiron.
Des médecins aux ordres ? "Même si on fait des missions, on est totalement indépendant, assure Pierre Popowski. On fait toujours attention à ne pas privilégier un laboratoire en particulier." Même réponse de Guy Villano, qui nie toute "obédience". "Sur mes ordonnances, je ne mets pas 'Arnica Boiron' ou 'Arnica Lehning' ou autre, juste 'Arnica'", dit-il.
Mes travaux ne doivent rien à Boiron, les labos servent juste à faciliter la transmission du savoir. Tout seul, je ne pourrais pas faire ça.
Guy Villanoà franceinfo
"Tout cela est très encadré et déclaré au Conseil de l'ordre des médecins", ajoute Mourad Benabdallah. Ce médecin homéopathe dans le Pas-de-Calais a reçu 2 800 euros de Boiron depuis janvier 2017. "J'ai animé des réunions auprès de sages-femmes ou de gynécologues, détaille-t-il. Il y a une vraie demande de la part des professionnels, qui sont eux-mêmes confrontés aux demandes des femmes enceintes."
L'entreprise refuse de commenter ces sommes. "De manière générale, Boiron respecte les standards les plus élevés en matière d’éthique dans la relation avec les professions médicales", se contente-t-elle d'indiquer. La société met en avant un besoin de transmission de l'information qui serait spécifique à l'homéopathie. "Les médicaments homéopathiques n'ont ni indication, ni posologie ; celles-ci sont transmises lors de formations", explique le laboratoire.
"On veut exister indépendamment d'eux"
Dans le monde de l'homéopathie, tous n'acceptent pas d'être liés au géant du secteur. "Nous avons refusé des financements de la part de laboratoires, affirme ainsi Bernard Poitevin, conseiller scientifique de la Société savante d'homéopathie (et ancien directeur de recherche pour les laboratoires LHF et Boiron). Cela nuirait à la crédibilité de notre démarche, d'être avec les labos. On ne s'oppose pas à eux, mais on veut exister indépendamment d'eux."
De même, toutes les facultés n'ouvrent pas leurs portes aux laboratoires. Paris-13 ou Lille-2 ont décidé de s'en passer. "Nous n'avons pas d'intervenant de Boiron", assure Mourad Benabdallah, coordinateur du diplôme à Lille, dont le cursus a été récemment suspendu en raison du contexte de critiques contre l'homéopathie.
La faculté de médecine de Limoges a, elle, décidé de lever toute ambiguïté. Jusqu'en 2016, "le CEDH sponsorisait en quelque sorte le diplôme en versant une subvention", explique le doyen de la faculté, Denis Valleix. Après avoir fait le choix de "l'autofinancement" et de la "totale liberté", la formation a dû instaurer un seuil d'étudiants minimum, pour des raisons économiques. Mais, faute de demande suffisante, son diplôme n'a plus été délivré depuis deux ans. Rien ne garantit qu'il reprendra cet automne.
En 2003, une pétition signée Boiron
Maître en son royaume, Boiron voit pourtant ses petits granules menacés de déremboursement. Depuis la tribune des anti-homéopathie en mars, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a commandé une évaluation de l'efficacité de ces produits. Si les médicaments homéopathiques représentent moins de 1% des dépenses de remboursement de l'assurance-maladie, l'enjeu est considérable pour Boiron. "Près de 70% des ventes" de la société en France proviennent des granules, remboursés lorsqu'ils sont prescrits par un médecin, selon le bilan annuel 2017 du laboratoire. Les 30% restants sont tirés des "spécialités" en libre accès, tels Oscillococcinum, Stodal ou Arnigel.
Les conséquences économiques et sociales [du déremboursement] seraient très importantes car le déremboursement menacerait plusieurs milliers d’emplois.
Boironà franceinfo
En 2003, après l'annonce d'une baisse du taux de remboursement de ses produits de 65 à 35%, Boiron avait commandé des spots radio, acheté des encarts dans la presse et lancé une pétition, signée par des centaines de milliers de personnes. Son directeur général, Christian Boiron, avait même menacé, dans Libération, de "s'implanter ailleurs, dans un pays plus accueillant", en cas de fort repli de son chiffre d'affaires. Las, le taux de remboursement avait bien reculé, avant de tomber à 30% en 2011.
Pourquoi un tel silence aujourd'hui ? "Je ne comprends pas, confie un ancien cadre de Boiron. C'est une entreprise qui a dans son ADN la promotion et la défense de l'homéopathie. Par le passé, à la moindre menace, c'était conseil de guerre le lendemain et conférence de presse dans les dix jours, pour en appeler au public." Un pharmacien, interrogatif, avance que "Boiron a peut-être laissé tomber la défense du remboursement, ce qui lui permettrait d'augmenter le prix de ses produits". Un argument démenti par le laboratoire.
Boiron mobilise en coulisses
Boiron reste-t-il vraiment inactif ? "C'est un sujet qu'on suit attentivement", répète l'entreprise, reconnaissant juste être "en contact" avec le ministère de la Santé. Dans les faits, la mobilisation est plus large. Dans sa newsletter de juillet (en PDF), l'Institut national homéopathique français a révélé la tenue, le 26 juin, à Paris, d'une réunion "à l'initiative des laboratoires Boiron, Weleda et Lehning". Etaient conviées les principales organisations du secteur, "pour que le monde de l'homéopathie prenne la parole d'une voix simple, claire et unitaire" dans les débats en cours. "Des axes de travail ont été établis : politique, médiatique et mobilisation des patients", précise le texte.
Selon un membre d'une des associations invitées, la réunion a eu lieu boulevard Diderot, où se trouve le siège du CEDH, filiale de Boiron, et qui a donné son nom à un "collectif Diderot". Interrogé sur le sujet, Boiron évoque "une réunion qui se tient régulièrement", où chaque représentant partage "son actualité et ses projets".
Les deux autres laboratoires refusent de commenter. Idem pour la plupart des participants, visiblement gênés que l'information ait été rendue publique. Seul Alain Sarembaud, président de la Société française d'homéopathie, s'explique : "Nous avons accepté cette réunion car nous voulions une mobilisation et parce que nous avions vu qu'il y avait les trois laboratoires. S'il n'y en avait eu qu'un, nous aurions refusé."
Autre signe du travail de Boiron en coulisses : au cœur de l'été, l'entreprise a discrètement publié sur son site internet un argumentaire en cinq points pour défendre le "maintien du remboursement des médicaments homéopathiques". Rien de fracassant, mais le combat du géant du granule ne fait peut-être que commencer.
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