Cet article date de plus de trois ans.

Reportage Covid-19 : aux urgences psychiatriques de Rouen, l'afflux de nouveaux patients inquiète les soignants

Article rédigé par franceinfo - Florence Morel
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
La crise sanitaire liée à l'épidémie de coronavirus a eu de graves répercussions psychologiques chez des personnes fragiles (illustration). (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Depuis la fin du premier confinement, l'Unité d'accueil et d'orientation du centre hospitalier du Rouvray accueille chaque jour des dizaines de patients fragilisés par la crise sanitaire. Les idées suicidaires, l'isolement et la dépression figurent parmi les raisons qui nécessitent une prise en charge médicale.

Dans la lumière blafarde d'une journée du début du mois de novembre, un bâtiment circulaire détonne dans le parc du centre hospitalier du Rouvray (CHR), en banlieue de Rouen (Seine-Maritime), à cheval sur les communes de Sotteville-lès-Rouen et Saint-Etienne-du-Rouvray. Située dans un espace où se dressait un asile au XIXe siècle, l'Unité d'accueil et d'orientation (Unacor) dédiée aux soins psychiatriques non programmés (autrement dit, les urgences psychiatriques) est l'une des deux constructions du CHR faites de béton et non de briques brunes.

La tranquillité matinale, dans la brume, n'est qu'une façade. Une fois les portes de l'accueil franchies à 9 heures, on comprend qu'il faut avoir les nerfs solides pour faire face à un flux de patients toujours plus important. Depuis le mois de juin, les soignants voient arriver tous les jours des personnes que la crise sanitaire a fragilisées. Beaucoup sont pourtant inconnues des services de psychiatrie. Il faut dire que la ville de Rouen n'est pas épargnée par le Covid-19. La métropole a été l'une des premières à subir un couvre-feu mi-octobre. Le taux d'incidence régional se situe nettement au-dessus du seuil d'alerte (328,74 cas positifs pour 100 000 habitants, selon les chiffres du 3 novembre de l'Agence régionale de santé Normandie).

"Le père Noël, il peut nous apporter un ordi ?"

"C'est le tout-venant, à n'importe quel moment du jour et de la nuit", décrit la psychiatre référente de l'Unacor, Sandrine Elias. "On traite des décompensations de maladies psychiatriques et les troubles psychiques aigus : les crises suicidaires, les idées suicidaires, un passage à l'acte suicidaire, ou des troubles anxieux très décompensés. On peut être anxieux, mais le raptus anxieux, c'est le moment où la crise d'angoisse est si violente que l'on peut se faire du mal ou se mettre en danger."

Autour de la table ronde, le personnel se réunit tous les matins pour dresser le bilan de la nuit, détaillé par une infirmière. Sur les huit patients hospitalisés ce jour-là, cinq ont moins de 20 ans. L'un refuse d'aller en cours et a menacé de se jeter d'un toit. La police l'a amené aux urgences. Un autre s'est fait tabasser par un groupe de lycéens parce qu'il a été accusé à tort d'agression sexuelle. A 17 ans, il a tenté de se suicider en ingérant des médicaments. "Il a des idées noires, n'est pas critique vis-à-vis de son geste", lit mécaniquement Julia. "Il est tout mimi, il fait minot", commente une autre infirmière.

Toutes les admissions sont transcrites à la main dans un cahier posé sur un pupitre. Un second est dédié aux hospitalisations. Pas de fichier informatique car "il n'y a pas le wifi ici", explique dans un sourire Anne-Laure. "Le père Noël de l'HP, il peut nous apporter un ordi aussi ?" Il n'y en a que trois mis à la disposition du personnel soignant.

"J'ai des angoisses terribles"

L'équipe médicale doit jongler avec les patients "classiques", toujours nombreux, et les nouveaux arrivants, victimes collatérales de la crise sanitaire. La perte d'un emploi, un confinement difficile, parfois violent, des dettes ou encore l'angoisse de contracter le virus ont mené ces personnes fragiles aux portes du centre hospitalier du Rouvray.

"Les patients précaires sont plus vulnérables. En règle générale, on a plus de précaires qui décompensent psychiquement."

Sandrine Elias, psychiatre au CHR

à franceinfo

C'est le cas d'un quadragénaire, venu dès 7h40 ce matin-là. La veille, il était finalement parti après une longue attente. Il est atteint d'un épisode dépressif caractérisé. Sa mère qu'il aime tant le raccroche à la vie. Cependant, ses yeux d'un bleu perçant ont perdu toute vitalité, et ses longues jambes sautent frénétiquement, incontrôlables. "Je n'arrête pas de bouger, je n'arrive pas à me calmer", dit-il d'une voix morne en fixant le sol. "Je suis revenu parce que ce n'est plus possible."

La situation de Christian* est devenue particulièrement difficile en mars. Sa dernière compagne, avec qui il était en couple depuis cinq ans, a décidé de mettre un terme à leur relation. Faute de moyens, ils ont été contraints de partager le même appartement durant le confinement. Lui qui venait d'entamer une carrière de chauffeur de taxi a vu son activité s'arrêter. Les dettes se sont accumulées, avec presque 100 000 euros à rembourser. En juin, son père est brusquement mort d'un AVC. Dès lors, l'annonce du reconfinement a été la goutte d'eau de trop pour ce père de famille qui a perdu plus de 25 kilos en six mois. Même s'il prend des antidépresseurs depuis peu, cela ne suffit plus. "Je ne dors plus. J'ai des angoisses terribles depuis quatre heures. Ça me bouffe."

"Quels sont vos moments de plaisir ?", lui demande Juliette, interne, durant l'entretien. Christian répond, laconique : "J'aime le vélo, les activités, mais là, je ne peux plus rien faire". Il souffre d'idées suicidaires scénarisées, imaginant la manière dont il veut mettre fin à ses jours. "Je fais une bonne dépression", conclut-il. Juliette lui prescrit de quoi le calmer et le faire dormir. Il sera hospitalisé après un test PCR, devenu obligatoire, pour dépister le Covid-19.

"Encore un qui a perdu son emploi"

Pendant ce temps, une infirmière et la cadre de santé, Christelle Montier, s'activent pour libérer les chambres des patients de la veille, et pour trouver des lits disponibles dans les pavillons adéquats aux nouveaux arrivants. "Cela fait dix ou quinze ans que l'activité ne va que crescendo concernant les demandes", constate la psychiatre Sandrine Elias. Le personnel soignant dresse le même constat.

Pourtant, la menace de fermeture de lits plane sur le CHR. Il y a deux ans, des soignants avaient entamé une grève de la faim très médiatisée et obtenu la création de 30 postes. La même année, les Blouses noires y ont vu le jour, un groupe de soignants qui a essaimé un peu partout en France et qui proteste contre la fermeture de lits dans les hôpitaux psychiatriques.

Le contexte actuel ne fait qu'empirer les choses. "Je m'en rends compte en gérant les lits", constate Christelle Montier. "L'autre jour par exemple, deux ou trois hommes venaient pour des idées suicidaires, parce qu'ils avaient perdu leur travail en septembre, en lien avec la crise sanitaire. On se dit : 'Tiens, encore un qui a perdu son emploi'. On se rend bien compte que la crise actuelle a des répercussions. Et ce n'est que le début." Sandrine Elias va dans son sens : "Récemment, j'ai eu deux patientes qui dormaient dans leur voiture. Deux crises suicidaires. En général, ce n'est pas dû au confinement. Ces personnes étaient déjà dans des situations limites, mais cela précipite les choses".

"Vous êtes 14 pour quatre lits, on ne pourra pas prendre tout le monde"

L'après-midi est rude ce jour-là. Les aides-soignants (en majorité des hommes pour contenir les patients violents) ont dû maîtriser un homme très agité. "Sale p***", "j'vais te défoncer". Les insultes fusent, mais rien ne les atteint. Cédric* continue de hurler, il ne peut retenir quelques larmes. Les soignants insistent pour qu'il prenne son médicament sans passer par l'injection forcée. "On fait en sorte d'éviter cela à tout prix, c'est quand même très traumatisant", souligne une infirmière. Cédric finira par avaler ses comprimés, mais la maîtrise aura mobilisé six professionnels pendant une heure. "Une crise suicidaire, un état d'agitation, cela mobilise six ou sept soignants et cela suppose un temps de dialogue, souligne Sandrine Elias. On nous dira que c'est bien trop long, mais ce temps-là, on ne peut pas le court-circuiter." 

"Ce sont des moments de stress, des moments de grande tension. La violence fait partie du stress professionnel. Chaque année, il y a des suicides à l'Unacor. Malgré notre vigilance, les gens arrivent toujours à s'isoler dans les toilettes ou la salle de bain. C'est notre drame, car c'est notre métier d'éviter qu'ils n'en arrivent là. On n'est pas en soins intensifs de cardiologie, certes. Ce n'est pas le Covid, certes. Mais on a la vie des gens entre nos mains."

Sandrine Elias, psychiatre au CHR

à franceinfo

Après l'agitation de l'après-midi, l'équipe du soir s'occupe des dernières arrivées. Même si elle est rodée à l'exercice, certains patients sont toujours plus difficiles à gérer que d'autres.

C'est notamment le cas quand il s'agit d'une consœur. Dans le couloir, vêtue d'une blouse du CHU, on la confondrait presque avec les soignants. Cela fait un an que Catherine* est suivie pour une grave dépression. L'infirmière avait alors entamé une reconversion pour travailler en Ehpad, auprès des personnes âgées. Elle a intégré une nouvelle structure voilà deux mois. Mais avec la deuxième vague de Covid-19 qui touche de plein fouet le département (au 3 novembre, le taux d'incidence chez les plus de 65 ans était de 365,4 pour 100 000 personnes, selon l'Agence régionale de santé Normandie), les décès se sont succédé. Depuis un mois, elle est en arrêt maladie.

"Comme j'ai beaucoup perdu financièrement, j'ai décidé de retourner au travail. Mais ce n'était pas une bonne idée", explique-t-elle. Sa fille l'a amenée au CHR à la suite d'une tentative de suicide. Comme Christian avant elle, la quinquagénaire aux yeux rougis par les larmes imagine comment pourrait survenir sa mort. Elle est hospitalisée pour la nuit.

Le calme revenu en soirée est le bienvenu après quelques nuits très agitées ces dernières semaines. "A 21 heures, on avait 14 consultations en attente et seulement quatre lits disponibles. Je suis allée leur dire : 'Bonjour, vous êtes 14, il n'y a que quatre places, cela veut dire qu'on ne pourra pas prendre tout le monde'", se souvient l'infirmière de garde. Cette fois-ci, nul besoin de mobiliser le médecin de nuit. La journée est passée à vitesse grand V. Il est presque minuit. Sans qu'on l'ait vue venir, la brume a refait son apparition dans le parc du CHR. Le silence aussi.

* Les prénoms ont été modifiés.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.