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Pourquoi la colchicine, médicament présenté comme prometteur contre le Covid-19, est loin d'avoir fait ses preuves

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Deux boîtes de comprimés de colchicine, un médicament contre la goutte, dont l'efficacité contre les formes graves du Covid-19 a été testée par une étude au Canada. (JAMES ARTHUR GEKIERE / AFP)

Le communiqué enthousiaste de chercheurs canadiens laisse apparaître des choix méthodologiques contestables, pointent les deux spécialistes interrogés par franceinfo.

Un an après le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup ont appris à s'en méfier. Mais les annonces de résultats positifs concernant de possibles traitements pour les malades du virus continuent de se multiplier. Vendredi 22 janvier, c'est un communiqué canadien qui a suscité de l'espoir : l'Institut de cardiologie de Montréal (ICM) annonce des résultats "cliniquement convaincants" sur les bénéfices de la colchicine, un médicament utilisé contre la goutte, bien connu et bon marché.

Chez les malades diagnostiqués par un test PCR, les chercheurs disent avoir observé moins d'hospitalisations (-25%) et de décès (-44%) que chez les patients ayant pris un placebo. Faut-il se réjouir de ces résultats, voire se ruer chez son généraliste ? Franceinfo a interrogé deux spécialistes, qui pointent les nombreuses limites des affirmations de l'ICM, et la dangerosité potentielle de ce médicament. Autant d'éléments qui invitent à la prudence.

A quoi sert habituellement la colchicine ?

Issue d'une fleur, la colchique d'automne, la colchicine est principalement utilisée contre les crises de goutte, une maladie articulaire très douloureuse. Ce médicament, que le rhumatologue Gilles Bouvenot a "manipulé pendant des décennies", agit sur les globules blancs qui, dans le cas de la goutte, sont à l'origine de l'inflammation. 

La colchicine peut être utilisée sur les personnes atteintes de la maladie périodique ou de la maladie de Behçet, deux pathologies rares inflammatoires. On s'en sert aussi pour traiter la péricardite, une inflammation du muscle qui entoure le cœur.

Prise sous forme de cachets, vendue sur ordonnance et remboursée à 65%, elle coûte 3,53 euros la boîte de 20 comprimés en France, selon la base de données publique des médicaments. Un faible coût mis en avant par les partisans de son utilisation contre le Covid-19.

Qui la présente comme un traitement prometteur contre le Covid-19 ?

L'engouement autour de la colchicine découle principalement de l'annonce de l'Institut de cardiologie de Montréal, dans un communiqué du 22 janvier. En mars 2020, cet institut avait lancé une étude sur l'intérêt d'utiliser la colchicine pour lutter contre les "tempêtes inflammatoires des poumons" observées chez des cas de formes graves du Covid-19. Le 22 janvier, il a pour la première fois communiqué sur des résultats. "Notre étude a montré l’efficacité du traitement", s'est félicité Jean-Claude Tardif, directeur du Centre de recherche de l’ICM et chercheur principal sur ce projet.

L'étude canadienne porte sur 4 488 patients diagnostiqués positifs au Covid-19 dont l'état de santé ne nécessitait pas d'être hospitalisés au début du protocole. Répartis entre six pays, ils étaient suivis à domicile. Pendant 30 jours, la moitié a reçu un placebo et l'autre de la colchicine. Le communiqué affirme que la prise de colchicine a "réduit de 21% le risque de décès ou d’hospitalisations". Un résultat présenté comme "[approchant] la signification statistique."

L'ICM avance par ailleurs d'autres résultats, qui ne concernent cette fois qu'une partie de ces patients :  les 4 159 chez qui la contamination n'était pas seulement diagnostiquée mais prouvée par un test PCR. Dans ce sous-groupe, "la colchicine a entraîné des réductions des hospitalisations de 25%, du besoin de ventilation mécanique de 50%, et des décès de 44%", selon le communiqué. Et ces chiffres-ci sont présentés comme "statistiquement significatifs"

Les Canadiens ne sont pas les seuls à suivre cette piste : dans une fiche sur l'état des connaissances sur le sujet, la Société française de pharmacologie et de thérapeutique (SFPT) recense 27 études. Mais seules deux d'entre elles avaient déjà livré des résultats, positifs mais portant sur un nombre de patients beaucoup plus réduit et basés sur une méthodologie beaucoup moins solide : une étude colombienne et une étude grecque. La Grèce, où des chercheurs ont aussi participé à l'étude de l'ICM, a d'ailleurs réagi à l'annonce canadienne en autorisant, lundi, la prescription de la colchicine à certains malades du Covid-19.

Pourquoi faut-il se méfier de ces affirmations ?

D'abord parce que, comme souvent depuis le début de la pandémie, cette annonce est faite dans un communiqué de presse. L'étude proprement dite n'a pas encore été publiée, et n'a donc pas passé le filtre de la relecture par le comité d'une revue scientifique : Jean-Claude Tardif affirme à l'AFP qu'elle a été soumise dimanche à "un des plus grands journaux du monde". Il n'exclut pas de dévoiler les résultats détaillés sans attendre son éventuelle publication par la revue. Mais en attendant, il faut se contenter des pourcentages avancés dans le communiqué. "Je ne peux pas dire si l'étude démontre l'efficacité de la colchicine, tout d'abord parce que personne ne l'a lue", résume Gilles Bouvenot, qui participe à l'équipe de suivi du Covid-19 au sein de l'Académie de médecine.

Le maigre communiqué canadien suffit cependant à soulever des interrogations chez les deux spécialistes interrogés par franceinfo. "Au départ, il était prévu d'inclure 6 000 patients [c'est ce qu'indique le site de l'étude]. Là, on donne des résultats pour 4 488 patients, donc il en manque. Déjà, c'est étonnant", relève Mathieu Molimard, membre du conseil d'administration de la SFPT et chef du service de pharmacologie médicale du CHU de Bordeaux.

Par ailleurs, le communiqué présente le résultat principal de l'étude – la réduction de 21% du risque de décès ou d'hospitalisation pour les patients traités avec la colchicine – comme "[approchant] la signification statistique", c'est-à-dire le seuil au-delà duquel on considère que le lien est prouvé et n'est pas le fruit du hasard. Pour Gilles Bouvenot, la formulation est trompeuse, car l'entre-deux présenté par le communiqué n'existe pas : "Il y a un curseur, qui est à 5% de marge d'erreur. Ou c'est en dessous et c'est significatif, ou c'est au-dessus et ça ne l'est pas."

"Approcher la significativité, ça ne veut rien dire", acquiesce Mathieu Molimard. Surtout, si les chercheurs n'arrivent pas à des résultats indiscutables en suivant les critères qu'ils s'étaient fixés au départ, "ils ne peuvent pas essayer de tirer d'autres conclusions en changeant les critères". Or, c'est ce que font les chercheurs canadiens en décidant, sans expliquer pourquoi, de se concentrer sur un sous-groupe de malades, les 4 159 ayant passé un test PCR.

Est-il dangereux de l'utiliser sans attendre ?

Dans son interview à l'AFP, l'auteur principal de l'étude, Jean-Marc Tardif, estime que les médecins "n'ont pas à attendre" la validation des différentes agences réglementaires, et "vont pouvoir prescrire [la colchicine] immédiatement". Une position qui n'est pas sans rappeler celle de certains promoteurs de l'hydroxychloroquine. Et qui inquiète Mathieu Molimard. "La colchicine n'est pas un bonbon", insiste-t-il. A trop forte dose, elle provoque des nausées, des vomissements et des diarrhées, détaille Gilles Bouvenot. Des effets néfastes peuvent aussi se déclarer si elle est associée à d'autres médicaments, listés par le réseau français des centres régionaux de pharmacovigilance, parmi lesquels l'azithromycine, prise par certains malades du Covid-19. 

La colchicine est, surtout, une substance à marge thérapeutique étroite, ce qui veut dire que la différence entre la dose recommandée et celle qui peut s'avérer dangereuse est faible. La dose de 1 mg par jour reçue par les patients de l'étude est celle habituellement prescrite aux malades de la goutte, explique Gilles Bouvenot, mais rarement sur une durée d'un mois : "Dès qu'on pense qu'on peut arrêter de la donner, on arrête". La dose maximum autorisée est 3 mg, dans les cas les plus graves. Au-delà, le patient risque des faillites d'organes, des troubles cardiaques, des dépressions respiratoires majeures... "Et on peut mourir avec 10 mg", explique le rhumatologue. Il n'y a pas d'antidote à la colchicine, et il est impossible de l'évacuer par une dialyse, ajoute Mathieu Molimard : "Si un patient en a pris une trop grosse dose, on ne peut que croiser les doigts". Des morts liées à la prise de colchicine surviennent "chaque année en France". Le cas d'un enfant mort au CHU de Nancy après une erreur de posologie avait notamment été médiatisé en 2015.

En France, la colchicine n'est vendue que sur ordonnance. Gilles Bouvenot ne pense pas que des médecins se risquent à la prescrire sous la pression de patients insistants, ce qui a pu arriver avec l'hydroxychloroquine. Mais il met en garde au sujet "des restes de colchicine prescrite pour autre chose et retrouvés au fond du placard, ou les renouvellements de vieilles ordonnances..." Un seul point le rassure : "Alors que les troubles cardiaques liés à la chloroquine surviennent sans prévenir, la colchicine prise à trop forte dose provoque des signes d'alerte importants. Souvent, le malade arrête de lui-même parce qu'il ne la supporte plus", avant d'avoir atteint une dose létale.

Mais le risque de ce traitement doit, à ses yeux, inciter à la prudence au moment de considérer l'équilibre entre le bénéfice attendu et le risque encouru : "Même si la publication de l'étude complète [de l'ICM] permettait de constater que les résultats sont fiables, ce dont je doute, il faudrait quand même mettre en rapport son efficacité manifestement modeste avec la dangerosité du produit." "Même si manier des médicaments dangereux fait partie du métier, il faut que leur bénéfice soit clair. Pour la goutte, la colchicine marche à tous les coups", ajoute Mathieu Molimard. Et le pharmacologue de conclure : "On aimerait tous avoir un médicament pas cher pour prévenir les morts du Covid-19. Je n'en vois qu'un, et il n'est malheureusement pas assez disponible : c'est la vaccination".

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