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"On passe nos journées à chercher des bouteilles d'oxygène" : l'Inde "submergée" par la deuxième vague de Covid-19

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Des patients sont pris en charge dans un centre d'urgence dédié au Covid-19, le 29 avril 2021, à New Delhi (Inde). (TAUSEEF MUSTAFA / AFP)

Alors que le nombre de nouveaux cas quotidiens dépasse les 380 000, les hôpitaux et crématoriums peinent à faire face. La capitale, New Delhi, "ressemble aujourd'hui à une zone de guerre", affirme une médecin à franceinfo.

"Aucun hôpital ne veut de lui. J'en ai essayé quatre au total, mais ils me renvoient tous ailleurs." Debout à l'entrée des urgences de l'hôpital GTB de New Delhi (Inde), vendredi 23 avril, Gagan Bharti se présente avec son oncle. L'homme est allongé sur le sol aux pieds de son neveu, visiblement affaibli. Autour d'eux, l'agitation règne, comme le montre un reportage d'Angélique Forget pour France Télévisions.

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"On se serait cru après une catastrophe naturelle", se souvient la journaliste, interrogée par franceinfo. "Des patients susceptibles d'avoir le Covid-19 étaient placés sous oxygène dans la cour, faute de place à l'intérieur." Et il y a ce corps, "abandonné en plein milieu", sous un drap. Un malade mort aux portes des urgences.

En un mois, le pays, le plus peuplé au monde après la Chine, a été "submergé" par la deuxième vague de l'épidémie de Covid-19, selon Emmanuel Baron. "Presque un cas sur deux recensé chaque jour dans le monde est déclaré en Inde", relève le directeur d'Epicentre, le groupe d'épidémiologie et de recherche de Médecins sans frontières. En cause, l'apparition d'un nouveau variant du virus, mais surtout "un relâchement" et un "excès de confiance" chez les dirigeants comme au sein de la population. "Il y a eu d'importants rassemblements religieux, des meetings politiques, de grands mariages qui ont pu être des événements 'supercontaminants'", poursuit l'épidémiologiste.

Une deuxième vague "largement" sous-estimée

Désormais, un nouveau record mondial du nombre de contaminations est enregistré presque chaque jour en Inde. Plus de 386 000 cas confirmés ont ainsi été recensés en 24 heures, jeudi, selon Our World in Data*. "Et les chiffres officiels sont largement en deçà de la réalité", explique à franceinfo Parul Sharma, chirurgienne et directrice d'un hôpital à New Delhi. Les kits de dépistage manquent et certains malades "préfèrent s'auto-isoler, pour éviter de faire la queue durant des heures sans garantie d'avoir un test PCR".

La situation sanitaire est disparate selon les régions. "New Delhi et l'Etat du Maharashtra, où se trouve Bombay, sont particulièrement touchés", détaille à franceinfo l'épidémiologiste Emmanuel Baron. Le Kerala, au sud du pays, a également vu le nombre de contaminations exploser, selon le New York Times*. A l'autre bout du pays, le village rural de Bir semble encore épargné. "Nous sommes au pied de l'Himalaya, loin des villes très touchées. Les gens continuent à s'isoler alors je n'ai pas particulièrement peur, confie Amit Singh, guide touristique de 26 ans. Deux personnes sont mortes cette semaine dans le village, mais autour de moi, personne n'est tombé malade."

L'atmosphère est bien plus anxiogène à New Delhi, agglomération la plus touchée du pays. "Fin mars, des médecins commençaient déjà à s'inquiéter de la hausse du nombre de cas. Mais ce n'est que le 6 avril, lorsque l'Inde a enregistré plus de 115 000 contaminations sur une journée, qu'on a vraiment pris conscience de ce qui se passait", se remémore Angélique Forget. Autour de la journaliste, "tout le monde commençait à avoir des malades parmi ses proches ou ses connaissances""C'est pareil dans toutes les familles", confirme Parul Sharma. Son mari, testé positif, est en quarantaine et sa belle-mère est hospitalisée en soins intensifs.

"Les cas ont explosé, de façon exponentielle. Il y avait des signes avant-coureurs, mais nous n'étions pas assez préparés."

Parul Sharma, directrice d'un hôpital à New Delhi

à franceinfo

En temps normal, cette chirurgienne ophtalmologue ne s'occupe pas de patients souffrant de maladies respiratoires. Mais, comme "de nombreux autres médecins", elle doit "donner de son temps" face à la virulence de cette deuxième vague. Elle accueille chaque matin "les cas les moins graves", qui peuvent rester en convalescence chez eux. "Cela permet de laisser les spécialistes s'occuper des cas les plus critiques."

New Delhi à bout de souffle

Selon la soignante, New Delhi "ressemble aujourd'hui à une zone de guerre". Les hôpitaux de la capitale ont été pris d'assaut par des centaines de malades. Certains patients doivent partager un lit aux urgences, alors que les moins chanceux attendent sur des brancards dans la rue. Des proches éplorés s'effondrent sur le trottoir quand d'autres supplient, en larmes, pour faire admettre un oncle ou un parent. Mais il n'y a pas assez de place ni de soignants. "Dimanche [25 avril], nous sommes retournées à l'hôpital GTB, qui est l'un des plus grands établissements publics de la ville. Les grilles de la cour étaient désormais fermées car il ne peut plus accueillir de patients", témoigne Angélique Forget.

"Il y a un mouvement de panique qui s'ajoute à la crise, estime la correspondante de France Télévisions. Les gens ont peur de ne pas avoir de lit si leur état se dégrade." Et surtout de manquer d'oxygène. Les établissements de santé sont en effet confrontés depuis plusieurs jours à une grave pénurie, alors que ce gaz est essentiel dans la prise en charge des malades du Covid-19. Mukesh Kashyap s'est rendu "dans les plus grands hôpitaux privés" de New Delhi, jeudi, pour sa femme qui se trouvait en détresse respiratoire. "Un petit hôpital m'a fait payer 55 euros pour une heure d'oxygène", raconte-t-il au journaliste de franceinfo Sébastien Farcis.

"Quand ma femme en prenait, elle allait bien, mais après, c’est revenu. On essayait de trouver un lit pour elle, mais elle s’est effondrée dans le triporteur. Les docteurs n’ont pas pu la sauver."

Mukesh Kashyap, habitant de New Delhi

à franceinfo

Tous les moyens sont bons pour se procurer la denrée rare. Plusieurs Etats se mènent une "guerre de l'oxygène" et auraient "détourné ou bloqué des camions" pour approvisionner leurs propres hôpitaux, rapporte Le Monde (article pour les abonnés). Dans les rues de New Delhi, des files s'étirent devant les boutiques des revendeurs où les particuliers viennent faire le plein. "Certains viennent chercher un peu d'oxygène pour un proche malade mais d'autres font des réserves, au cas où", raconte Angélique Forget.

Inde : l'oxygène, denrée rare et problématique
Inde : l'oxygène, denrée rare et problématique Inde : l'oxygène, denrée rare et problématique (France 2)

Les bouteilles, qui proviennent notamment du secteur de la construction, s'arrachent au marché noir. "Avant, celle de 10 litres se vendait 7 000 à 8 000 roupies [entre 80 et 90 euros]. Désormais, elle coûte 60 000 roupies [environ 670 euros]", précise la reporter. Une somme que tous les habitants n'ont pas les moyens de payer.

"Il y a une véritable peur de mourir"

Pour aider les plus pauvres, des lieux de cultes et des ONG distribuent de l'oxygène gratuitement. En temps normal, la Fondation Khushiyaan fournit de l'aide alimentaire aux familles dans le besoin, s'occupe des animaux errants et lutte contre la pollution ou encore contre la précarité menstruelle à Bombay. "Tout est à l'arrêt à cause de la pandémie. Pendant la première vague, on devait surtout donner des repas aux travailleurs immigrés qui se trouvaient sans emploi à cause du confinement, raconte son fondateur, Chinu Kwarta. Dorénavant, on passe nos journées à chercher des bouteilles d'oxygène."

"Lors de la première vague, les gens cherchaient comment se nourrir. Aujourd'hui, ils cherchent comment respirer."

Angélique Forget, correspondante de France Télévisions à New Delhi

à franceinfo

"Hier, j'ai reçu un appel à 3 heures du matin et j'ai réussi à trouver une bouteille à apporter chez cet homme. Vous ne pouvez pas imaginer mon soulagement", se félicite Chinu Kwatra. Mais l'ONG "arrive parfois trop tard". "Très souvent, on se sent impuissants face à la situation", déplore ce consultant en marketing de 30 ans. Parul Sharma a le même sentiment. "Jamais la communauté médicale indienne n'aurait imaginé se trouver si désemparée face à une maladie", confie la chirurgienne. En l'espace d'une semaine, la médecin a vu deux confrères succomber au Covid-19.

Un homme est placé sous oxygène dans un lieu de culte sikh, le 28 avril 2021, à New Delhi (Inde). (IDREES MOHAMMED / AFP)

"Il y a une véritable peur de mourir au sein de la population", estime Chinu Kwatra, qui a lui-même perdu plusieurs proches depuis le début de la pandémie. "Maintenant, nous ne transportons presque plus de personnes malades, constate un ambulancier de New Delhi, interrogé par franceinfo. On nous appelle presque uniquement pour amener les défunts [au crématorium]."

La vaccination et l'aide internationale, deux lueurs d'espoir

Car le nombre de morts enfle, lui aussi, à toute allure. L'Inde a enregistré près de 3 500 décès liés au Covid-19, jeudi. La veille, le pays avait passé le seuil des 200 000 victimes de la maladie, un bilan là aussi sous-estimé selon l'épidémiologiste Emmanuel Baron. Pour faire face à l'afflux de défunts, les incinérations de masse se succèdent dans de nombreuses villes du pays. Un crématorium du sud de New Delhi a ainsi dû construire 50 bûchers supplémentaires dans son jardin extérieur. "C’est très compliqué de faire face à cette augmentation, car nous avons du mal à trouver assez de bois. Et le reste du matériel manque aussi à cause du confinement", explique un responsable municipal.

Contenu sensible
Des corps sont incinérés dans un crématorium à New Delhi, en Inde, le 26 avril 2021. (JEWEL SAMAD / AFP)

Les bûchers à ciel ouvert sont communs en Inde, où "environ 79% de la population est hindoue et l'écrasante majorité (...) se fait incinérer", décrypte Anne Gagnant, docteure en sociologie et en anthropologie. Habituellement, cette cérémonie rituelle dure plusieurs heures. "Mais dans la situation actuelle, ils n'ont même pas le temps de laisser refroidir les corps, c'est terrible", ajoute Arundhati Virmani, historienne spécialiste de l'Inde coloniale et contemporaine à l'antenne marseillaise de l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales). 

"L'Inde a cru que le pire était passé après la première vague de 2020. Elle n'était pas prête à faire face à une accélération aussi brutale de l'épidémie."

Emmanuel Baron, directeur d'Epicentre

à franceinfo

Pour aider l'Inde à endiguer cette deuxième vague dévastatrice, plus de 40 pays se sont engagés à livrer du matériel médical. Une première cargaison américaine de bouteilles d'oxygène est arrivée, vendredi, à l'aéroport international de New Delhi. "Toute aide est la bienvenue, mais il va falloir un moment avant qu'on en voie les effets, met en garde Parul Sharma. C'est pourquoi il faut impérativement empêcher les rassemblements durant le mois à venir, tout en promouvant et en accélérant la campagne de vaccination."

Pour l'instant, "moins de 10%" des 1,3 milliard d'habitants ont reçu une première dose de vaccin contre le Covid-19, note Emmanuel Baron, ce que confirme le site Our World in Data*. Mais tous les Indiens de plus de 18 ans sont éligibles à la vaccination depuis samedi. "On va enfin pouvoir protéger la population contre la maladie, se réjouit Chinu Kwatra. Et se remettre de cette catastrophe."

* Les liens signalés par des astérisques renvoient vers des contenus en anglais.

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