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"Il faut être vigilant pour ne pas se faire piéger" : comment les "revues prédatrices" parasitent les études scientifiques

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Il est difficile de recenser les revues dites "prédatrices", qui sèment le trouble dans le paysage de la publication scientifique. (Photo d'illustration) (JULIE LIMONT / HANS LUCAS / AFP)

Certaines revues domiciliées à l'autre bout du monde mènent de véritables campagnes pour inciter les chercheurs à engager des frais afin de publier sur leur site, mais sans le contrôle éditorial inhérent à la démarche scientifique.

"Aujourd'hui, j'en ai reçu 6 ou 7. Et nous sommes en été." Francis Berenbaum, chef du service de rhumatologie à l'hôpital Saint-Antoine à Paris, sait très bien que la lutte est vaine. Tous les jours, sa boîte mail est criblée de messages l'invitant à publier dans telle ou telle revue, avec des promesses de gloire et pour un tarif modique. Sauf que le professeur en question est éditeur associé des Annals of the Rheumatic Diseases, une référence dans son domaine. Et qu'il est donc un peu agacé en découvrant l'existence des obscurs Annals of the Rheumatic Diseases Therapy.

Le petit mot rajouté à la fin du nom, c'est un grand classique des revues prédatrices. Mais quand on a l'habitude, on les repère facilement.

Francis Berenbaum, chef du service de rhumatologie à l'hôpital Saint-Antoine

à franceinfo

Franceinfo a consulté nombre de ces e-mails inopportuns qui inondent les messageries des chercheurs français, essentiellement dans le secteur biomédical. L'épidémie de Covid-19 n'a pas inversé la tendance, bien au contraire. Des noms ronflants – parfois inspirés de grands journaux –, une solution clé en main et une relecture bancale, voire inexistante, avant publication. "Leur problème principal est de trouver des auteurs, pas de valoriser leurs travaux, résume le sociologue du CNRS Didier Torny. Elles mènent de vastes campagnes de spam pour leur demander de publier. Leurs clients sont le plus souvent des personnes en position très périphérique, voire marginalisées au sein des communautés scientifiques."

Certains sites tentent de les recenser mais il est difficile d'être exhaustif, tant le paysage est mouvant. La seule estimation chiffrée, parue en 2015, évaluait le total des articles publiés par ces entreprises à 400 000, soit huit fois plus qu'en 2010. Depuis, mystère, mais la tendance ne semble pas faiblir.

Les parasites d'un modèle du "libre accès"

Pour comprendre la logique de ces revues dites "prédatrices", il faut revenir aux années 2000 et à la naissance d'un mouvement de "science ouverte". Celui-ci prône l'accès gratuit aux publications, alors qu'il était jusqu'alors verrouillé, soumis au coûteux abonnement aux revues dites "fermées". Pour consulter un article cédé à titre exclusif, les chercheurs et les bibliothèques n'ont souvent d'autre choix que d'acquitter le prix décidé par l'éditeur, en position de monopole. Chez les plus grands éditeurs de littérature scientifique du monde (Elsevier, Springer...), le taux de bénéfice après impôts s'élève entre 30 et 40%, soit davantage que dans le luxe.

C'est alors l'apparition des archives ouvertes ("green open access"), des revues hybrides (abonnement au papier et libre accès en ligne) ou entièrement en libre accès ("gold open access"). Dans ce cas, le coût est alors supporté par l'auteur ou son institution à travers des frais de traitement des articles (APC), selon le principe du chercheur-payeur. Cette gratuité, qui permet une meilleure diffusion du savoir, est aujourd'hui répandue. Mais certains petits malins parasitent le modèle en créant des journaux misant sur la quantité, synonyme de gains, sans offrir le contrôle éditorial adéquat.

En 2010, un bibliothécaire de Denver (Etats-Unis), Jeffrey Beall, remarque l'apparition d'un certain nombre de revues inconnues jusqu'alors. "Des ingénieurs les créaient en 48 heures, en reprenant parfois la maquette de revues établies, et allaient piocher dans les bases PubMed pour extraire les adresses mail de spécialistes puis les contacter", explique Hervé Maisonneuve, médecin en santé publique et référent intégrité à la faculté de médecine de Paris 7. L'Américain crée alors la première liste de publications douteuses (en anglais), qu'il nomme "revues prédatrices", une expression entrée dans l'usage malgré son côté fourre-tout.

De la difficulté de définir une revue prédatrice

Cette appellation désigne fréquemment des revues mal référencées ou inconnues. En témoigne une énième passe d'armes autour de l'hydroxychloroquine, mi-juillet, après la publication d'une étude observationnelle dans l'Asian Journal of Medicine and Health (AJMH). Le texte est signé par la députée LREM Martine Wonner et six autres membres du collectif "Laissons les médecins prescrire", qui réclame la liberté d'auto-prescription de l'hydroxychloroquine associée à l'azithromycine pour lutter contre le Covid-19. Un praticien hospitalier rattaché à l'Institut Pierre-Louis d'épidémiologie et de santé publique (iPLesp) a également apporté son concours à l'article.

L'unité de recherche a très peu apprécié de voir son nom et sa réputation ainsi engagés, réfutant tout de go "la méthodologie et les conclusions du manuscrit", tout en s'interrogeant sur le "statut réglementaire de l'étude" décrite dans le papier.

Cet article publié dans une revue prédatrice ne permet pas de conclure que l'azithromycine administrée seule ou avec de l'hydroxychloroquine ait un quelconque impact favorable sur l'évolution de la maladie Covid-19.

iPLesp

communiqué

Dominique Costagliola, directrice adjointe de l'institut, avait repéré la pré-publication dès le début du mois de juin. D'après elle, l'étude contient des erreurs d'analyse, soulève des interrogations réglementaires et méconnaît parfois les termes adéquats. Enfin, une partie seulement des patients de l'étude ont fait l'objet d'un test Covid. "Nous avions écrit à l'auteur pour discuter avec lui, mais il n'a jamais répondu, pas plus que le responsable de son service hospitalier." Contacté par franceinfo, celui-ci souligne que l'AJMH, dans laquelle a été publiée cette étude, est absente de l'une des listes (non exhaustives) recensant les revues prédatrices.

L'éditeur en chef l'est pour une quinzaine de revues, les réviseurs (reviewers) ne sont absolument pas des spécialistes du domaine... Il faut être vigilant pour ne pas se faire piéger.

Dominique Costagliola, directrice adjointe de l'iPLesp

à franceinfo

L'Asian Journal of Medicine and Health existe depuis 2017 mais il n'est pas recensé sur le portail Pubmed, le principal moteur de recherche sur les revues biomédicales. Il ne dispose d'aucun facteur d'impact permettant d'évaluer la visibilité de son contenu. Il se trouve sous le giron d'une société basée au Bengale-occidental (Inde), Sciencedomain International, comme 111 autres revues scientifiques.

Selon la grille des tarifs (PDF), il faut compter 500 dollars pour y obtenir une publication. Cela n'a rien d'étonnant, car ces frais sont courants, y compris dans les revues prestigieuses qui font le choix d'une consultation gratuite ("open access"). En revanche, le groupe proposait même des ristournes, de 64% à 96%, pour "tout manuscrit envoyé avant le 31 juillet".

"Nous avons soumis l'article à plusieurs revues", se défend Violaine Guérin, première auteure de l'étude, qui dénonce "un blocage systématique des publications sur l'hydroxychloroquine en phase précoce. J'ai proposé à mes coauteurs de soumettre à une revue asiatique". La députée Martine Wonner affirme d'ailleurs "avoir autant confiance dans cette revue que dans le Lancet", une référence mondiale dont le prestige a été récemment écorné par le scandale d'une étude faussée, dont les auteurs se sont rétractés.

D'après Hervé Maisonneuve, qui enseigne la rédaction médicale dans les hôpitaux, il n'y aurait pas de doute sur la nature du journal. Ce médecin a consacré plusieurs billets de blog à l'article paru dans l'AJMH. "Le lien vers le peer review (la relecture, ou évaluation, par des pairs) ne fonctionne pas. Un éditeur est également rédacteur en chef d'une revue asiatique de néphrologie du même groupe, les réviseurs et les rédacteurs ne m'ont pas répondu..."

Après avoir contacté en vain les deux réviseuses, franceinfo a finalement obtenu une réponse de l'AJMH. La revue explique que les délais sont plus longs en raison de la crise sanitaire et de la fermeture des bureaux. Mais "ce manuscrit est sensible vu le contexte", a toutefois concédé le journal, qui a rapidement réagi après notre requête. Une heure plus tard, l'historique du peer-review a été mis en ligne et le journal nous a promis d'en faire autant "dans les cinq jours" pour tous les articles liés au Covid-19.

Nous pouvons affirmer avec confiance que notre qualité ne peut pas nous valoir l'appellation 'revue prédatrice'. Avec des moyens limités, nous combattons nous aussi ces journaux.

AJMH

à franceinfo

Le contenu des relectures s'avère toutefois décevant. Voici ce qu'écrit l'une des deux réviseuses : "Il faudrait élargir l'étude et creuser ces informations, notamment [pour comprendre] avec [quel] type de virus ces médicaments montrent une activité antivirale. Sont-ils efficaces dans le cas du Covid ?" Comment, dans ces conditions, valider la publication d'une étude intitulée "L'azithromicine et l'hydroxychloroquine accélèrent la guérison de patients avec des formes faibles ou moyennes de Covid-19" ?

Par ailleurs, certains articles publiés par l'AJMH ne respectent pas l'orthographe du mot "hydroxychloroquine" dans le titre, ce qui suggère une relecture trop légère. Le peer review est pourtant déterminant dans la qualité d'une revue. "Plus vous montez dans le facteur d'impact, plus les experts sont sévères", explique Francis Berenbaum.

Aux 'Annals of the Rheumatic Diseases', près de 70% des manuscrits reçus par les éditeurs ne sont même pas envoyés à des reviewers. Et parmi les 30% des articles restants, seule la moitié est acceptée.

Francis Berenbaum

à franceinfo

Difficile toutefois de définir l'AJMH comme une "revue prédatrice". Au mois d'avril 2019, explique le site de la revue Nature (en anglais), une quarantaine d'experts s'étaient mis d'accord sur plusieurs critères justifiant ce qualificatif : informations fausses ou trompeuses sur la nature de la revue, absence de politique de rétractation, sollicitation "agressive" par e-mail... En revanche, ils avaient dû écarter la qualité de la relecture, trop complexe à évaluer. De fait, il est parfois difficile de distinguer une mauvaise revue d'une revue prédatrice.

Une course mondiale effrénée à la publication

L'émergence de ce type de revues a été favorisée aussi par la course mondiale à la publication  – "Publish or perish" ("publier ou périr"), selon un adage en vogue. Ces journaux opportunistes trouvent aisément un marché, notamment dans le secteur biomédical, où les budgets sont plus importants que dans les autres disciplines. "Les revues prédatrices ne forment pas un monde à part", écrivaient les auteurs d'une tribune dans Le Monde, en 2018, car "elles vivent des aberrations du modèle de la recherche scientifique normalisé", avec des articles considérés "comme seule unité comptable d'évaluation" (indice "h" pour les chercheurs, facteur d'impact pour les revues, autrement dit sa visibilité...).

Ces dysfonctionnements de l'édition scientifique appellent des mesures radicales, à commencer par la décélération et la 'slow science'.

Tribune dans "Le Monde"

en octobre 2018

Les revues prédatrices restent d'ailleurs un phénomène très marginal en France. En 2017, les universités et institutions françaises ont dépensé 100 millions d'euros en abonnements à des revues scientifiques, selon une évaluation non exhaustive du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche. A titre de comparaison, les dépenses liées aux frais de publication (APC) pour des revues en libre accès ne représentaient que 4,8 millions d'euros, dont 2% dans des revues prédatrices (46 000 euros et moins de 50 articles). Dominique Costagliola y a déjà été confrontée alors qu'elle était responsable d'une école doctorale.

Les doctorants devaient avoir publié deux articles en premier auteur pour soutenir. Je me suis rendu compte que l'un d'eux les avait publiés dans des revues prédatrices. Il arrive qu'elles imitent parfaitement les revues qui ont pignon sur rue.

Dominique Costagliola, directrice adjointe de l'iPLesp

à franceinfo

Leur influence reste également minime. "Le plus souvent, ces contenus sont mal repérés sur les moteurs de recherche spécialisés. Les textes sont peu lus et peu cités", explique le sociologue du CNRS Didier Torny. "Le danger, en revanche, c'est que ces études soient incluses dans des bases de données pour des méta-études, en passant à travers les moteurs d'intelligence artificielle, et qu'elles brouillent les résultats par leur présence".

Des alternatives sont possibles

Le "gold open access" n'est pas le seul modèle du libre accès. D'autres solutions existent et permettent d'éviter la tentation du chiffre et des APC, et donc le risque potentiel de voir apparaître des acteurs mal intentionnés.

Dans le modèle dit "diamant", les institutions financent elles-mêmes des éditeurs à but non lucratif pour publier les chercheurs. L'Union européenne, par exemple, lancera l'an prochain sa propre plateforme pour les bénéficiaires de son programme de recherche et d'innovation baptisé Horizon 2020. Il est également possible de publier son article dans une revue fermée, sur abonnement, tout en déposant l'article dans une archive ouverte, article qui sera disponible après un embargo. La loi française prévoit un délai maximum de six mois ou un an, selon la discipline.

Une pluralité de modèles ("bibliodiversité") dont se félicite Marin Dacos, conseiller scientifique ministériel pour la "science ouverte" auprès du directeur général de la recherche et de l'innovation.

Notre stratégie n'est pas de miser sur un des trois modèles d'accès ouvert mais bien de mitiger les risques. Il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier.

Marin Dacos, conseiller scientifique pour la "science ouverte"

à franceinfo

Par ailleurs, rappelle Marin Dacos, la science s'est mondialisée, avec une multiplication du nombre de chercheurs dans des pays comme l'Inde (+90 000 entre 2010 et 2018). Cette montée en puissance n'a pas toujours les canaux de publication académiques pour s'exprimer, ce qui explique également la mise en ligne d'un nombre croissant de revues. Qui sait ? Le futur Lancet ou Science indien se cache peut-être parmi ces revues aujourd'hui peu considérées. En attendant, l'Asian Journal of Medicine and Health devra faire ses preuves.

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