Cet article date de plus de quatre ans.

Coronavirus : que se passe-t-il en Russie, où l'on recense 10 000 nouveaux cas de Covid-19 chaque jour, mais où le nombre de morts reste relativement bas ?

Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des soignants prennent en charge des patients atteints du Covid-19 en unité de soins intensifs à l'hôpital Vinogradov, à Moscou (Russie), le 12 mai 2020.  (ALEXEY MAISHEV / SPUTNIK / AFP)

Depuis plus d'une semaine, le pays enregistre quotidiennement plus de 10 000 nouveaux cas de contamination, selon les données de l'université américaine Johns-Hopkins. Deuxième pays le plus touché au monde en termes de malades, la Russie affiche toutefois une faible mortalité liée au Covid-19. 

Le phénomène se répète depuis dix jours. Toutes les 24 heures en Russie, un peu plus de 10 000 nouveaux cas de contamination au coronavirus sont recensés, d'après les données de l'université américaine Johns-Hopkins*. C'est désormais le deuxième pays le plus touché au monde en termes de contaminations, avec 242 271 cas confirmés, mercredi 13 mai. Seuls les Etats-Unis le devancent, comptant à ce jour plus de 1,3 million de cas. 

>> Coronavirus : déconfinement, bilans, masques... Suivez l'évolution de l'épidémie de Covid-19 dans notre direct

Deuxième Etat le plus touché en nombre de cas, mais pas en morts liées au Covid-19. Avec 2 212 victimes officielles du coronavirus, la Russie arrive très loin derrière les Etats-Unis (82 548 morts), mais aussi derrière l'Espagne (près de 27 000 morts) et le Royaume-Uni (plus de 33 000 décès), deux pays affichant pourtant des niveaux équivalents d'infections au virus. Dans cette pandémie, le taux de mortalité russe s'élève à 13 décès pour un million d'habitants, alors que la moyenne mondiale, pour un pays dont le système de santé est sous-doté, est de 36 morts pour un million d'habitants, souligne le New York Times*. 

Un dépistage à grande échelle 

"Il semblerait que la vague épidémique en Russie ait du retard sur l'Europe occidentale. Le pays a été touché un peu plus tard", observe Luc Lacroix, correspondant permanent de France Télévisions à Moscou. En conséquence, "nous restons pour l'instant sur un niveau élevé de nouveaux cas, la décrue n'a pas été entamée", poursuit-il. 

L'ampleur du dépistage du coronavirus en Russie expliquerait aussi, selon les autorités, ces bilans quotidiens si élevés. Mardi, pas moins de 5,8 millions de tests avaient été recensés dans le pays, sur une population d'environ 145 millions d'habitants. Le président de la Fédération, Vladimir Poutine, a d'ailleurs assuré lundi que jusqu'à 300 000 tests seraient réalisés quotidiennement, contre 170 000 en début de semaine. 

"A Moscou – épicentre de l'épidémie –, nous voyons beaucoup de tests réalisés. Et cela a été mis en place plus tôt qu'en France, constate Luc Lacroix. Dès début avril, une personne sans symptômes avait la possibilité d'être testée à domicile, pour un coût d'environ 23 euros." L'enseignante et chercheuse Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques et maîtresse de conférences à l'université Paris-Nanterre, voit un lien clair entre le nombre de cas déclarés et ces dépistages.  "Il y a une ouverture au dépistage privé, qui ne se limite pas à des personnes présentant des symptômes", souligne-t-elle. 

Le dépistage de l'entourage est systématique : il peut s'agir de l'ensemble des collègues ou de tout le personnel médical dans un établissement de soins.

Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques

à franceinfo

Pourtant, si "un grand nombre de tests sont pratiqués au total""il n'y a pas, à proprement parler, de politique nationale de dépistage", tempère Anna Colin Lebedev. "La situation est très fractionnée, très régionalisée. Beaucoup de personnes en Russie demandent des tests et n'y ont pas accès." Et pour Vladimir Kozlov, professeur de démographie à l'Ecole des hautes études en sciences économiques, au sein de l'Université nationale de recherche de Moscou, les tests n'ont pas toujours été fiables. "Au début, la qualité de certains tests était assez faible, donc il a pu y avoir une sous-évaluation de cas", explique-t-il. "Désormais, le système de dépistage est bien mieux organisé, avec des techniques de tests complémentaires."

Des mesures d'isolement prises assez tôt ? 

"L'une des raisons de leurs bons chiffres officiels (en termes de décès), selon eux, c'est qu'ils ont pris des mesures tôt", explique Luc Lacroix. Le confinement a débuté le 30 mars à Moscou "et l'isolement des personnes de plus de 65 ans a commencé une semaine plus tôt", précise le correspondant de France Télévisions. Cette semaine-là, la Russie enregistrait un peu moins de 200 cas officiels, selon les données de l'université Johns-Hopkins. "Le gouvernement a mis en place les mesures de confinement juste à temps, mais la manière dont elles ont été appliquées est discutable", poursuit Vladimir Kozlov. Moscou se félicite également d'avoir construit des hôpitaux et transformé de grands lieux publics en centres de soins, afin de ne pas manquer de lits pour soigner les malades du Covid-19. 

"La politique de communication a été bien mise en place, mais pendant longtemps, il y a eu des discours assez abondants disant que ce virus n'avait aucune chance d'arriver en Russie, souligne Anna Colin Lebedev. Le Kremlin espérait tenir le vote sur la réforme constitutionnelle en avril, c'était sa priorité absolue. Des chercheurs russes estiment qu'il a repoussé des mesures sanitaires qui auraient empêché le maintien de ce vote." Face à l'aggravation de l'épidémie, Vladimir Poutine a finalement annoncé, le 25 mars, le report du scrutin. 

La Russie assure en parallèle avoir pris à temps des mesures au niveau de ses frontières. Mi-mars, elle les fermait à tout citoyen étranger, alors que sa frontière avec la Chine était close depuis le 30 janvier. Les personnes revenant de pays considérés à risque ont été placées en quarantaine chez elles, pendant 14 jours. 

On vous prenait la température à l'aéroport et vous deviez rester confiné chez vous pendant deux semaines. Les autorités vous appelaient chez vous. C'était assez directif.

Luc Lacroix, correspondant de France Télévisions à Moscou

à franceinfo

Néanmoins, "certains témoignages montrent que dans les premières semaines, le contrôle a été plus que poreux, assure Anna Colin Lebedev. Plusieurs de mes anciennes étudiantes (revenues de pays européens) se sont autoconfinées, mais personne à la sortie de l'avion ne leur avait rien demandé." 

Un bilan des décès probablement sous-évalué 

Selon certaines critiques du pouvoir russe, plusieurs milliers de morts liées au Covid-19 n'ont pas été correctement recensées dans le pays. Des données relayées par le journal Moscow Times* montrent qu'il y a eu 20% de décès en plus à Moscou en avril, en comparaison avec le nombre moyen de décès recensés le même mois au cours des dix dernières années. Une augmentation liée à l'épidémie ? C'est possible, répond Vladimir Kozlov. Pour Aleksei I. Raksha, démographe à Moscou interrogé par le New York Times*, 70% des morts liées au Covid-19 dans la capitale russe n'ont pas été rapportées. Une sous-évaluation qui pourrait être liée à la méthode de recensement des décès.

Nous avons tendance à tester des personnes qui sont plus jeunes et en bonne santé. Cela peut expliquer le fait que la mortalité liée au Covid-19 soit plus faible. Nous n'avons pas de tests dans nos maisons de retraite.

Vladimir Kozlov, professeur à l'Ecole des hautes études en sciences économiques de Moscou

à franceinfo

Et "si en France nous comptons largement, en Russie, on estime qu'il faut que le Covid-19 soit la seule cause du décès, explique Luc Lacroix. Si vous avez par exemple un problème cardiaque et le Covid-19, on ne comptera pas forcément le Covid-19 comme cause de votre mort." A Tcheliabinsk par exemple, trois morts ont été recensées comme ayant été provoquées par le virus. Sept autres personnes sont mortes après avoir été testées positives au Covid-19, mais les statistiques officielles estiment qu'elles sont mortes d'autres causes, relate le Moscow Times*

A priori, dans certaines régions, des médecins ne sont pas encouragés à dire que le Covid-19 est la cause du décès.

Luc Lacroix

à franceinfo

Le journaliste relève que les deux premières victimes du coronavirus en Russie ont par la suite été "déclassées" : "Ces personnes avaient une autre pathologie, on a ensuite estimé que le virus ne les avait pas tuées". 

"Il y a eu dans un premier temps une volonté de sous-déclaration" des décès, confirme Anna Colin Lebedev. "Et puis, dans les premières semaines, des cas n'ont pas été repérés. Les tests n'étaient pas accessibles, les personnes peu informées et le personnel médical pas préparé." 

Un autre facteur peut aussi jouer : le fait que les morts du coronavirus en Russie ne sont recensés qu'à l'échelle régionale. "Il y a des régions où nous avons des remontées du terrain, qui nous disent que les chiffres constatés sont différents des données officielles", constate l'enseignante-chercheuse. En République d'Ingouchie par exemple, "on déclare 28 décès, mais une organisation des droits de l'homme évoque au moins 50 morts, selon les données des hôpitaux et associations." Au contraire, d'autres régions sont tentées de gonfler leurs bilans officiels, "afin d'obtenir davantage de financements", complète la spécialiste. 

Les hôpitaux, "premiers lieux de propagation"

Les disparités entre régions sont grandes dans ce contexte d'épidémie, notamment en matière de services hospitaliers. Si certains territoires sont bien dotés, d'autres manquent cruellement de moyens. Une source évidente de diffusion du coronavirus. "Vous avez des structures hospitalières sans eau chaude. Imaginez un hôpital infectieux dans lequel vous avez une douche et un toilette pour l'ensemble de l'étage !", souligne la spécialiste. Les hôpitaux, estime-t-elle, sont "les premiers lieux de propagation du virus"

Dès les premières semaines de l'épidémie, nous avons vu des cas de contamination d'équipes entières de soignants, notamment à cause du manque total de matériel de protection.

Anna Colin Lebedev

à franceinfo

La chercheuse évoque aussi des situations où "des équipes médicales d'urgence sont intervenues chez l'habitant simplement avec une blouse en tissu, sans masques ni gants". 

Pour Anna Colin Lebedev, de nouvelles données sur la mortalité liée au coronavirus devraient apparaître dans les prochaines semaines. Celle-ci craint néanmoins que les sous-évaluations des décès soient encore plus flagrantes à l'avenir, alors que débute le déconfinement en Russie. "Vladimir Poutine a dit que les régions dont la situation épidémique est stable pourraient commencer à déconfiner. Nous allons avoir un certain nombre de maquillage des chiffres pour réouvrir." Car pour des raisons économiques, "le confinement ne peut pas durer longtemps ici. Il y a eu une pression pour ne pas prolonger ces mesures, selon Vladimir Kozlov. L'épidémie pourrait alors prendre de l'ampleur." 

*L'ensemble de ces liens sont en anglais. 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.