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"C'est l'adrénaline qui nous tient" : endeuillé par l'épidémie de Covid-19, un Ehpad de Haute-Marne reste sur ses gardes

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Dans cet Ehpad de Haute-Marne, les soignants assurent avoir pris les mesures de sécurité les plus drastiques possible, mais le coronavirus a tout de même frappé. (AWA SANÉ / JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Le coronavirus a fait seize morts parmi les pensionnaires de cet Ehpad, l'un des plus durement touchés de France. Les soignants luttent sans décourager, mais décrivent un virus difficile à contenir.

Ils ont vécu ce que de nombreux Ehpad redoutent. Plusieurs soignants de la maison de retraite Le Chêne, à Saint-Dizier (Haute-Marne), ainsi que la direction du centre hospitalier à laquelle elle appartient, s'adressent aux journalistes mardi 24 mars. Leurs voix laissent deviner l'épuisement. En huit jours, ils ont perdu 16 de leurs 94 résidents, tous morts du Covid-19"Cet Ehpad a pris toutes les mesures nécessaires [confinement dans les chambres, interdiction des visites…] en avance sur le temps national, ce qui faisait notre fierté", assure le directeur général du groupement hospitalier Jérôme Goeminne. "Malgré tout, le virus a réussi à rentrer".

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"Ça a pris comme un feu de paille"

Difficile d'identifier la faille. Plus que la première contamination, c'est la vitesse à laquelle le virus s'est propagé qui a surpris. "Au tout début, on a pris une grosse claque. Ça a pris comme un feu de paille", raconte à franceinfo Tony, infirmier. Le premier cas, le 12 mars, est suivi d'une poussée de fièvre chez de nombreux résidents. Deux malades, transférés au centre hospitalier, y sont testés positifs au Covid-19. Le premier succombe le 15 mars. Une semaine plus tard, outre les seize morts, une quarantaine de patients ayant eu de la fièvre font l'objet d'une surveillance. Qu'aurait-on pu faire pour enrayer la progression du virus ? "Les mesures étaient déjà maximales depuis le 13, plaide Jérôme Goeminne, il n'y avait pas de mesures supplémentaires à prendre."

"Pour le moment, on essaie de préserver ceux qui ne sont pas atteints et de soigner du mieux qu'on peut ceux qui le sont", résume une membre de l'équipe soignante. "Limiter la casse." La déferlante est d'autant plus violente que l'état des patients peut changer brutalement.

Ma grand-mère était pensionnaire de cette maison. La veille de son décès, je l'ai vue, elle allait encore bien. Son état s'est dégradé d'un coup. C'était fulgurant.

Tony, infirmier

à franceinfo.fr

Quinze des seize victimes avaient entre 86 et 99 ans et souffraient d'autres pathologies. La dernière, une femme de 67 ans, était en soins palliatifs. Du fait de son statut d'Ehpad public adossé à un centre hospitalier, le site accueille "des personnes encore plus âgées et malades que les Ehpad classiques", explique Jérôme Goeminne. Un public particulièrement vulnérable. 

"On a tout ce qu'il faut pour travailler"

Après le premier décès, l'Ehpad s'est réorganisé pour fonctionner davantage comme un lieu de soin, explique la direction. La prise en charge y est désormais "du même niveau" que dans les unités dédiées au coronavirus du groupe hospitalier. Les équipes s'occupant des cas suspects – une quarantaine de résidents ont eu de la fièvre – sont distinctes de celles s'occupant des résidents indemnes. Elles disposent de surblouses et de charlottes. Tout le personnel est masqué et le gel hydroalcoolique est en libre-service.

Des moyens que n'ont pas tous leurs confrères : dans son malheur, l'Ehpad de Saint-Dizier a la chance de pouvoir compter sur son hôpital de tutelle. Lorsque l'équipe a été atteinte – un médecin et treize autres membres du personnel paramédical sont malades et confinés chez eux – elle a bénéficié du renfort d'étudiants et de médecins du groupe hospitalier.

"Contrairement à d'autres, on a tout ce qu'il faut pour travailler. Même si c'est lourd, on n'est pas dans la panique", résume Tony. Face à une tâche qui pourrait sembler écrasante, "notre philosophie est qu'on fait toujours de notre mieux", explique à ses côtés Lætitia, la psychologue de l'Ehpad. "Si on sent qu'il y a une détresse" chez un résident, "on a de quoi y répondre". Qu'il s'agisse de maintenir une activité de loisir dans ce lieu de vie devenu un lieu de soin ou d'accompagner les dernières heures de patients qui vont succomber sans leurs proches à leurs côtés.

Souvent, on a pu leur passer leur famille au téléphone pour les accompagner jusqu'au bout.

l'équipe soignante de l'Ehpad Le Chêne

Les plus lucides des résidents n'ignorent pas la situation hors des murs de l'Ehpad. "Chez certains, quand Macron a parlé de guerre, ça a fait ressurgir tout un tas de chose", explique Lætitia. "On favorise le réconfort, l'idée qu'on va s'en sortir." D'autres sont plus fatalistes : "Regarde mon âge, c'est quand même plus logique que ce soit moi que mes petits-enfants", disait une résidente à une aide-soignante. Pour la plupart, l'éloignement de leur famille a été plus brutal que la crainte de la maladie. "L'angoisse, ils l'ont surtout eue quand on a fermé les portes", constate l'équipe soignante.

La crainte étreint également les familles à l'extérieur. Le téléphone sonne trois fois plus que d'habitude, selon le personnel, qui s'amuse de recevoir des appels de personnes "qui n'avaient jamais pris de nouvelles" de certains résidents. "La grande tante, l'arrière-petit-fils…" Avant de dévoiler au grand public un nouveau bilan très lourd, l'équipe a pu prévenir 67 familles par téléphone. Lætitia accompagne les soignants, prête à prendre le relais. Le souci de tenir les proches informés dans ce moment particulier pèse dans les têtes. "On est conscients à chaque instant de ce qu'ils peuvent vivre à l'extérieur", confiait une médecin lors de la conférence de presse. "J'ai appelé autant de familles que j'ai pu, mais si j'ai un regret, c'est de ne pas avoir pu le faire pour tout le monde".

"La vague peut revenir"

L'épreuve également vécue par les soignants est inédite, même s'ils n'en parlent pas directement. Est-ce par pudeur ? "On est dans un lieu dédié à l'accompagnement de la fin de vie", rappelle Tony. "On est prêts et on sait voir des résidents partir", même quand les liens avec eux étaient parfois étroits.

Quand on fait ces métiers, on sait qu'on est là surtout pour quand ça va mal. Là, tout va mal. Il n'y a pas de place pour les fioritures.

Tony, infirmier

à franceinfo.fr

Lætitia, qui n'intervient en temps normal qu'une fois par semaine à l'Ehpad, est présente tous les jours. "Tout le monde est là de manière très engagée". Et travaille déjà au maximum de ses capacités : "Le seul levier supplémentaire qu'on pourrait activer serait que je dorme ici", explique Tony, qui enchaîne déjà les gardes de nuit.

Ni l'un ni l'autre n'ont vraiment peur d'attraper le virus : ils se sentent bien protégés, et aucun de leurs quatorze collègues touchés n'a développé de forme grave du Covid-19. Selon la psychologue, ce sont même les soignants confinés qui expliquent que "leur vrai souffrance est de ne pas pouvoir assurer leurs missions". Davantage que les applaudissements tous les soirs aux balcons, ce sont les messages de reconnaissance des familles, malgré le lourd bilan, qui ont fait "beaucoup de bien" à l'équipe. Psychologiquement, ces dix jours "laisseront une trace, mais plus tard", estime Lætitia. Pour l'instant, assure Tony, "c'est l'adrénaline qui nous tient".

Des nouvelles parfois meilleures que d'autres, aussi. Parmi la quarantaine de résidents qui ont eu de la fièvre, "il y a eu pas mal d'améliorations" assure Tony. Moins d'une dizaine étaient encore en hyperthermie, mardi. Son Ehpad, "un peu sur le calendrier italien", est peut-être un des rares de France à pouvoir regarder le pire de l'épidémie dans le rétroviseur. Impossible toutefois d'exclure que le virus fasse de nouvelles victimes : "Notre grosse vague a été la semaine dernière, mais elle peut revenir."

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