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Crainte des ondes, factures en hausse ou liberté de choix : pourquoi ils sont devenus militants contre les compteurs Linky

Des dizaines de collectifs se sont formés, dans toute la France, pour militer contre la généralisation par le fournisseur Enedis de ces compteurs communicants.

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Certains usagers, refusant l'installation du compteur Linky, se sont constitués en collectifs locaux, et s'échangent des conseils pour lutter contre Enedis. (VINCENT WINTER / FRANCEINFO)

Un technicien menacé par des habitants, dont un muni d'une arbalète. Une octogénaire bousculée par un installateur, et qui se voit prescrire trois jours d'ITT. Un homme poursuivi en justice pour avoir posé une plaque en métal sur son vieux compteur électrique, de peur qu'il soit remplacé. Linky, le nouveau compteur électrique communicant d'Enedis, doit remplacer les vieux modèles d'ici 2021, mais son déploiement ne se fait pas sans tensions.

Mardi 27 mars, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) a épinglé Direct Energie, qu'elle accuse de ne pas demander suffisamment clairement le consentement de ses clients équipés de Linky avant de recueillir leurs données. Une nouvelle qui a réjoui les usagers en colère sur les dizaines de groupes anti-Linky nés au niveau local. Parmi leurs membres, des militants écologistes, mais pas seulement. Des consommateurs lambda luttent avec acharnement contre ce compteur. En théorie obligatoire, Linky est conçu pour transmettre à Enedis des informations sur la consommation des ménages, et permettre certaines interventions à distance. Franceinfo a interrogé des opposants pour comprendre pourquoi ils sont prêts à tout pour ne pas se le laisser imposer.

Patricia : "On se sert de nos maisons pour faire de l'argent"

"Je viens de me payer Enedis pendant trois quarts d'heure." Patricia raccroche à peine le téléphone, après une énième conversation avec le gestionnaire du réseau électrique, qui remplace les compteurs. Le jour même, elle a aussi reçu "une septième lettre" pour la convaincre d'accepter le compteur Gazpar, qui est au gaz ce que Linky est à l'électricité. Ce n'est pas ce qui fera céder cette militante, explique-t-elle à franceinfo. Elle s'inquiète de Linky depuis 2013 : sur les réseaux sociaux, "on parlait d'une punition de 1 500 euros en cas de refus [un projet d'amende finalement abandonné], j'ai trouvé ça louche".

Fin 2015, quand le déploiement commence, cette habitante de Niort ouvre une page Facebook destinée aux opposants dans les Deux-Sèvres, aujourd'hui suivie par plus de 1 000 personnes. "Je suis à plein temps sur cette cause", explique celle qui a laissé de côté son activité d'artiste-peintre, et a organisé plusieurs réunions d'information dans le département. Elle avait pris goût au militantisme en 2014, en se mobilisant pour la création d'un arrêt de bus près du Pôle emploi de Niort. Mais elle estime que "90% des gens qui rejoignent notre collectif sont des citoyens lambda, qui ne se sont jamais engagés avant".

Que reproche-t-elle au compteur jaune ? "On se sert de nos maisons pour se faire de l'argent, sur le dos des citoyens", clame-t-elle. La Cour des comptes critiquait en février un déploiement "avantageux pour Enedis" plus que pour les usagers, qui supporteront indirectement le coût de l'opération dans leur abonnement. Mais Patricia assure aussi que de nombreux clients la contactent au sujet de factures d'électricité qui enflent après la pose du compteur.

Une explication possible est le disjoncteur contenu dans les nouveaux compteurs. Dans certains foyers, le disjoncteur plus ancien avait pu "dériver dans le temps et ne plus disjoncter au niveau de puissance prévu dans le contrat", reconnaît Bernard Lassus, directeur du programme Linky au sein d'Enedis, joint par franceinfo. Résultat : des foyers bénéficiaient d'une puissance plus élevée que celle à laquelle ils ont contractuellement droit. Avec l'installation du Linky, ceux-ci subissent donc des coupures de courant pour des usages qui ne posaient pas de problème auparavant – en 2013, l'UFC-Que Choisir estimait même que 37% des foyers risqueraient d'être concernés. Autant de consommateurs qui, pour résoudre le problème, doivent souscrire une puissance plus importante, donc un abonnement plus coûteux.

"Cela veut dire que pendant quelque temps, ces clients ont bénéficié d'un forfait plus important que celui pour lequel ils payaient, estime Bernard Lassus. On remet les pendules à l'heure." Mais en pratique, il y a des conséquences : "Pendant les réunions, il y a toujours deux ou trois citoyens qui viennent nous dire que depuis, leur facture a doublé", assure Patricia.

Dans la ZUP de Niort, il y a des gens qui ne peuvent pas se permettre de payer 30 euros supplémentaires à la fin du mois.

Patricia, porte-parole d'un collectif anti-Linky

à franceinfo

Patricia n'a pas ce problème : elle fait partie des "chanceux dont le compteur est à l'intérieur de la maison", et a donc réussi à s'opposer à son remplacement – un "deux poids deux mesures" qu'elle déplore. Elle n'en a pas la preuve, mais elle suppose que son statut de porte-parole d'un collectif, qui s'est déjà exprimée dans les médias, a pu l'aider, elle et sa rue toute entière, a échapper au Linky. Et prévient : "S'ils veulent me l’imposer, il faudra qu’ils rentrent de force et qu’ils m’attachent."

Camille et Lucie : la peur du "big data" et des incendies

Pour les joindre, il a fallu laisser un numéro à la page Facebook "Stop Linky - Collectif 37 - Touraine". Elles appellent à deux, depuis un numéro masqué. La première se donne le nom de Camille, ce prénom mixte que s'attribuent souvent les militants politiques pour garder l'anonymat. La seconde choisit Lucie. Mais pourquoi cette trentenaire du monde du spectacle et cette quinquagénaire "chargée de mission auprès d'entreprises" prennent-elles ces précautions, plus communes chez les zadistes ?

"On n'a pas envie d'être des figures de proue", affirme Lucie, qui craint aussi d'être "enquiquinée au quotidien" pour s'être exposée. Mais les deux militantes sont très remontées. Elles se méfient notamment de l'utilisation faite des données récoltées par le compteur Linky. Il est capable – avec le consentement de l'usager – de récolter une courbe de la consommation électrique à la demi-heure près, un graphique qui peut en dire long sur la vie d'un foyer.

Camille et Lucie ont relevé que, dans une interview à La Tribune, le président du directoire d'Enedis qualifiait ses compteurs de "capteurs de données", faisant de son entreprise un "opérateur du big data". Un terme qu'elles ont découvert il y a peu mais qui les fait frémir. "J'aimerais bien savoir si ces données ne sont pas piratables", s'interroge Lucie. La Cnil impose déjà à Enedis de ne pas recueillir ces données sans le consentement des usagers et de les sécuriser.

Toutes deux craignent que ces informations soient vendues à des entreprises, et prêtent à ceux qui les maîtrisent beaucoup de pouvoir : "Le big data a fait gagner Donald Trump", s'alarme Camille, en référence aux révélations sur la société Cambridge Analytica, bien qu'aucun soupçon de manipulation comparable à ceux qui pèsent sur l'élection américaine ne plane en France. Des craintes partagées par Lucie.

Qui peut dire si on n'est pas 'big datés' nous aussi ?

Camille, opposante au compteur Linky

à franceinfo

Leur autre hantise, ce sont les incendies. Soit parce que le Linky ne serait pas adapté aux installations vétustes, soit parce qu'il serait mal posé par des sous-traitants encouragés à aller vite. Enedis se défend auprès de franceinfo d'évaluer ces prestataires sur la quantité de compteurs posés. Lors de l'expérimentation, dans les régions de Tours et Lyon en 2010 et 2011, huit incendies ont été dénombrés sur 300 000 foyers concernés. Mais le collectif de Camille et Lucie a recensé sur un document de 48 pages quelques dizaines d'exemples d'incendies rapportés par la presse locale ou les réseaux sociaux ces derniers mois. A chaque fois, les victimes l'attribuent à leur nouveau compteur, sans que l'on sache si les pompiers partagent leur analyse.

Lucie et Camille, qui s'attendent à l'arrivée des poseurs d'Enedis "dans une semaine ou quinze jours" dans leur quartier, ont averti l'entreprise de leur refus par courrier. Lucie est confiante : "Mon compteur est à l'intérieur de chez moi. Et puis j'ai un malinois", rigole-t-elle. En revanche, elle a parfois eu du mal à convaincre son entourage de faire de même : "Au début, on me traitait de folle, même des amis proches." Et puis, "petit à petit, on est venu me poser des questions", dit-elle, savourant ce retournement de situation. "Un ami qui a une vieille maison m'a dit : 'Je ne sais pas pourquoi je l'ai laissé poser, j'ai été un vrai blaireau'." Il n'a pas eu de problèmes, mais commence à s'inquiéter. "Quand je lui avais parlé des risques d'incendie, il avait fait l'autruche."

Bernard : la crainte des pannes d'appareils et des ondes

"La moitié des foyers de notre commune reste équipée de compteurs traditionnels, dont le mien, et ce n'est pas un problème." Chez Bernard, qui habite un village de 150 habitants dans le Pas-de-Calais, l'opposition à Linky est largement partagée. La commune a même voté une résolution contre l'installation des compteurs et des concentrateurs, nécessaires pour recevoir les informations des différents compteurs et les transmettre à Enedis. "Ils ont été installés en 'loucedé' [en douce], comme on dit, un jour où le maire n'était pas là", assure Bernard. Ce jour-là, il est tombé par hasard sur les techniciens d'Enedis en plein travail. "J'ai essayé de faire barrage physiquement. J'ai pu ralentir l'installation sans l'éviter, regrette-t-il. Ils se sont arrêtés, on a pu discuter, mais deux concentrateurs étaient déjà posés."

Bernard a longtemps été membre du Collectif Linky 62, pour lequel il est encore "consultant technique" – sur son temps libre, il fait partie d'un club de passionnés des radiofréquences. Il administre aussi une page Facebook anti-Linky, à laquelle il consacrait au départ "deux à trois heures par jour", avant de réduire le rythme, trop éprouvant. Les demandes de conseils qu'il reçoit sont nombreuses, et témoignent de la tension autour des compteurs Linky : "Quand il y a des réunions, les participants racontent des histoires de gens qui en viennent aux mains. Tout le monde n'est pas forcément préparé à ce que quelqu'un débarque chez vous changer votre compteur sans votre accord", estime-t-il.

Ici, c'est rural, les gens pourraient arriver en brandissant une fourche. On leur conseille de garder leur sang-froid et d'appeler la gendarmerie et le journal local.

Bernard, militant anti-Linky dans le Pas-de-Calais

à franceinfo

"Au début, j'étais plutôt sceptique", admet ce conseiller technique en informatique, qui explique être devenu anti-Linky en constatant les problèmes qu'il posait chez ses clients. "Le grand classique, c'était les lampes tactiles" qui ne fonctionnaient plus, un problème qu'Enedis a reconnu. Mais Bernard évoque d'autres dysfonctionnements, sur "des alimentations d'ordinateurs, des pompes d'aquarium, un volet roulant", qu'il attribue au courant porteur en ligne (CPL) : le courant dont les compteurs Linky se servent et qui circule via le réseau électrique. Un protocole également utilisé par les box internet pour communiquer avec les boîtiers télé. Enedis assure cependant que la bande de fréquence utilisée par les compteurs Linky leur est réservée : il ne devrait exister d'interférences qu'avec des produits ne respectant pas les normes. C'est l'explication avancée dans le cas de certaines lampes tactiles.

L'autre inquiétude de Bernard concerne les ondes. Sa mère, gravement malade, vit à son domicile, et il s'inquiète de sa sensibilité au rayonnement diffusé par les CPL. Il explique avoir réalisé lui-même des mesures "chez des particuliers et sur la voie publique". Sa conclusion – qui rejoint celle du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) – est que le rayonnement est "très faible mais permanent". L'Anses, s'appuyant notamment sur les mesures du CSTB, a donné un avis favorable au déploiement du Linky, estimant qu'il n'existait qu'une "faible probabilité" que son installation ait des effets sur la santé. Mais pour Bernard, ce champ magnétique "est insidieux, parce qu'il empêche la personne de récupérer de cette exposition. Et on ne peut pas vivre sans électricité", comme on choisirait de couper son téléphone pour éviter ses ondes.

Tout ça pour un compteur qu'il juge inutile. "Chaque personne peut déjà consulter sa consommation en relevant elle-même son compteur, souligne-t-il. Et les gens savent pertinemment à quel moment ils ont mis en service tel ou tel appareil, s'ils veulent essayer de la réduire." Inquiet de l'utilisation de ses données à des fins commerciales, Bernard regrette le temps où les compteurs ne cherchaient pas à être intelligents : "La consommation globale, en aveugle, c'était parfait pour tout le monde."

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