Candida auris, le "champignon tueur des hôpitaux", mérite-t-il vraiment son terrifiant surnom ?
Il se distingue par sa résistance aux traitements les plus répandus et affole la presse internationale depuis quelques semaines. Les spécialistes appellent à la vigilance, mais rappellent qu'en France, seules trois personnes ont été touchées par ce champignon.
Surgie de nulle part, la crainte a contaminé une partie de la presse française : depuis début avril, les articles se multiplient au sujet de Candida auris, décrit comme un "champignon tueur" sévissant dans les hôpitaux du monde entier. On y apprend qu'il "menace la santé publique", que "les hôpitaux refusent d'en parler", et qu'il va "forcément arriver en France". Peut-être avez vous lu ces titres, et frissonné.
Ce champignon, qui se transmet pour l'instant essentiellement dans les hôpitaux, a des caractéristiques inquiétantes : il résiste à certains des traitements les plus utilisés, est très difficile à déloger quand il se répand dans un établissement, et touche aujourd'hui une trentaine de pays et des milliers de patients, dont un certain nombre sont morts. Mais, loin de l'image d'une menace sortie de nulle part, il s'agit d'une espèce connue depuis dix ans par les spécialistes, qui se disent vigilants mais pas alarmés. On vous explique pourquoi, en répondant aux questions que vous vous posez sûrement sur ce phénomène.
Candida auris, qu'est-ce que c'est exactement ?
Pour une fois, l'objet de cette crainte sanitaire n'est ni un virus, ni une bactérie, mais un champignon, plus exactement une levure. Il appartient à une famille, les Candida, qui compte des dizaines d'espèces différentes, dont certaines sont connues pour provoquer des infections dangereuses et parfois mortelles, les candidémies.
Candida auris n'a fait son entrée dans cette famille qu'en 2009, année où il a été décrit pour la première fois par des médecins qui l'ont découvert dans l'oreille d'un patient au Japon. D'où le mot "auris", oreille en latin. Ce qui ne veut pas dire qu'il est apparu il y a dix ans : il était simplement, jusque-là, confondu avec d'autres espèces de Candida.
Il existe plusieurs souches différentes de Candida auris, dont les caractéristiques varient : le CDC – l'agence américaine de surveillance des maladies – en a identifié quatre distinctes, à partir de prélèvements dans des pays éloignés les uns des autres. Elle recense aujourd'hui 32 pays dans lesquels un ou plusieurs cas ont déjà été découverts, et a décompté plus de 1 700 patients porteurs du champignon ou infectés rien qu'aux Etats-Unis. Une épidémie a touché des dizaines de patients hospitalisés à Londres, une autre plusieurs centaines à Valence (Espagne).
Est-ce que je risque de l'attraper ?
Tout d'abord, jusqu'ici, personne n'a attrapé Candida auris en France. Les seuls patients connus ont tous pour point commun d'avoir été hospitalisés à l'étranger, notamment en Inde, et d'être rentrés en France avec ce champignon.
Par ailleurs, Candida auris "concerne vraiment des patients très fragilisés, pas le grand public", rassure Anne Berger-Carbonne, responsable de l'unité Infections associées aux soins et Résistance aux antibiotiques de Santé publique France. Ainsi, à La Réunion un patient porteur du champignon, tenu isolé des autres malades à l'hôpital, a pourtant été autorisé à rentrer chez lui.
"Ce n'était pas un problème, car il n'était pas en contact avec des gens malades", assure Nathalie Lugagne-Delpon, responsable du service de gestion du risque infectieux au CHU de Saint-Denis de La Réunion. Si on est en bonne santé, croiser une personne porteuse de Candida auris n'est "pas pire que de mettre la main sur la barre du chariot au supermarché", assure-t-elle. Elle pense que ce patient lui-même n'aurait pas été "colonisé" par le champignon "s'il n'avait pas été matraqué d'antifongiques et d'antibiotiques en Inde", ce qui a réduit ses défenses immunitaires.
Une personne porteuse de Candida auris ne risque rien pour sa santé tant que le champignon n'est pas entré dans son sang, seule façon de développer une infection. Il le fait souvent par l'intermédiaire des cathéters, des plaies et de "toutes les ouvertures de la peau en général", explique Stéphane Bretagne, directeur adjoint du Centre national de référence des mycoses invasives et antifongiques à l'institut Pasteur. Ce qui explique qu'il prospère surtout en milieu hospitalier, particulièrement dans des services de réanimation.
Peut-il être mortel ?
Une fois dans le sang, Candida auris provoque des infections dont les symptômes sont similaires à ceux d'autres infections par des champignons de la famille des Candida : fièvre, douleurs, brûlures,... Elles peuvent être mortelles. Le CDC américain, qui insiste sur le fait que les estimations se basent sur un échantillon de malades limité, évoque une fourchette entre 30 et 60% de mortalité pour les patients infectés. Un taux important, mais pas si éloigné de la mortalité provoquée par ses cousins de la famille des Candida. "Cela varie selon les espèces mais, grossièrement, si vous êtes en réanimation et que vous avez une candidémie, vous avez une chance sur deux de mourir dans les 30 jours", acquiesce Stéphane Bretagne, de l'institut Pasteur.
Mais le danger doit être nuancé par le fait que ce champignon touche "des patients en réanimation, ou très immunodéprimés", dont la santé est fragile et "qui ont déjà une mortalité importante" quand ils subissent une infection plus simple à traiter, poursuit Jean-Christophe Lucet, directeur du service Bactériologie, hygiène, virologie, parasitologie de l'hôpital Bichat, à Paris. C'est d'ailleurs un obstacle pour établir la mortalité réelle liée à Candida auris : on ne sait pas toujours déterminer ce qui a provoqué la mort d'un patient touché par plusieurs problèmes de santé graves simultanément.
Pourquoi en parle-t-on beaucoup ces dernières semaines ?
Découvert en 2009, Candida auris n'a pas alarmé la communauté médicale. "Le premier article scientifique qui a marqué les esprits, c'était en 2016", se souvient Jean-Christophe Lucet : alors que ce champignon était vu comme cantonné aux pays en développement, les scientifiques décrivent une épidémie qui a touché 50 patients dans un hôpital de Londres. L'ECDC, une agence de l'Union européenne destinée à prévention des épidémies, envoie une première alerte au sujet de Candida auris cette même année, et une seconde en 2018.
Les spécialistes n'ont donc pas découvert Candida auris et ses dangers ces dernières semaines. Mais la presse française avait très peu évoqué le sujet avant le début du mois d'avril 2019. "On a vu passer plusieurs articles sans qu'on sache vraiment pourquoi, comme c'est déjà arrivé sur d'autres nouvelles médicales", observe Jean-Christophe Lucet, perplexe.
L'événement qui semble avoir déclenché cette vague d'intérêt n'est pas une nouvelle épidémie ni une découverte scientifique, mais la publication par le New York Times (article en anglais), le 6 avril, d'un article fouillé et inquiétant sur le sujet. De quoi intéresser les médias français, quand bien même le nombre de cas connus est bien moins important qu'aux Etats-Unis.
Y a-t-il déjà eu des cas en France ?
Dans l'Hexagone et en outre-mer, les hôpitaux ont pour consigne de faire remonter les cas à Santé publique France. Sa responsable, Anne Berger-Carbonne, recense trois patients touchés par Candida auris en France depuis 2015 : un à Tours (Indre-et-Loire) et les deux autres sur l'île de La Réunion. Un seul de ces trois cas a donné lieu à une infection, contractée avant l'arrivée du malade dans un hôpital français, et "à ma connaissance, ce patient n'est pas décédé", affirme Anne Berger-Carbonne. Les deux autres n'étaient que porteurs du champignon. On ne connaît pas non plus de cas de transmission sur le territoire français : ces trois personnes l'auraient attrapé à l'étranger. "Je ne pense vraiment pas qu'un autre cas, et encore moins une épidémie, ait pu passer à la trappe", estime Anne Berger-Carbonne.
Joint par franceinfo, Guillaume Desoubeaux, mycologue au CHU de Tours, explique que Candida auris a été découvert dans cet hôpital à l'été 2017, sur "un patient libanais, qui avait séjourné en Inde et en Iran pour du tourisme médical". Hospitalisé dans au moins un de ces pays pour une transplantation du foie, il était finalement rentré en France pour l'opération, et c'est à sa sortie du bloc opératoire qu'un champignon inhabituel avait été découvert. Mais il n'a jamais été infecté par le champignon, restant uniquement porteur. Il a finalement succombé à sa maladie, un mois et demi plus tard.
Un autre cas est survenu en janvier 2019 à Saint-Denis de La Réunion. Le patient, une personne âgée originaire de l'île, avait été hospitalisé dans une grande métropole indienne après une chute, avant d'être rapatrié en France, explique Nathalie Lugagne-Delpon, la responsable de la gestion du risque infectieux de ce CHU. "On pense qu'il a dû être 'sondé' en Inde, et que c'est comme ça que Candida auris a colonisé sa vessie", explique-t-elle. Mais là encore, le patient n'a présenté aucun des signes cliniques d'une infection, et il a pu sortir rapidement de l'hôpital.
Nathalie Lugagne-Delpon explique qu'un autre cas avait été identifié au CHU de La Réunion "il y a deux ou trois ans", mais qu'il s'agissait là encore d'un patient qui n'était que porteur du champignon. On ne sait pas si ce cas est le troisième évoqué par Santé publique France, qui parlait pourtant d'une infection.
Résiste-t-il vraiment aux traitements ?
C'est une des principales raisons de l'inquiétude autour de Candida auris : il est résistant à deux des trois principaux types d'antifongiques, compliquant le traitement des patients une fois infectés. "Plus de 90% des souches de Candida auris ont une résistance naturelle au fluconazole, et entre 35 et 50% des souches ont une résistance à l'amphotéricine B, dont ne sait pas si elle est naturelle ou acquise", détaille Guillaume Desoubeaux, le mycologue du CHU de Tours. Pour ne rien arranger, utiliser la mauvaise molécule au début de traitement "peut élargir et renforcer la résistance", et "on se retrouve vite dans une impasse thérapeutique", prévient le spécialiste.
Mais ce qui distingue ce champignon de ses cousins, aux yeux des spécialistes, c'est sa résistance dans l'environnement. Candida auris est insensible aux principaux produits d'entretien utilisés dans les hôpitaux. Le New York Times raconte qu'un hôpital de New York a dû "arracher une partie des dalles qui couvraient le sol et le plafond" de la chambre d'un patient décédé pour s'en débarrasser.
Cette résistance favorise la propagation de Candida auris dans les hôpitaux, et "rend ce champignon plus dangereux", aux yeux de Nathalie Lugagne-Delpon, "que les bactéries multirésistantes", qui sont difficiles à traiter, mais se transmettent moins facilement. Ces caractéristiques ont fait de Candida auris un nouvel emblème du danger de l'abus d'antifongiques et d'antibiotiques, responsable de l'émergence de champignons et de bactéries résistants.
Mais alors, on ne peut pas lutter contre Candida auris ?
Les cas français montrent que l'on peut éviter une épidémie. Quand le CHU de Tours a été touché, en 2017, "il n'y avait pas de recommandations claires" sur la façon de contenir le champignon, explique le mycologue Guillaume Desoubeaux (des recommandations officielles sont en cours d'élaboration, indique Santé publique France). Mais l'hôpital s'est inspiré du procédé utilisé pour les patients touchés par un type de bactéries résistantes aux antibiotiques, proche sur certains points de Candida auris. L'établissement a donc pris des précautions extrêmes pour que le champignon ne quitte pas la chambre du malade.
"Les soignants devaient se changer entièrement avant d'entrer, explique-t-il. Ils étaient vraiment sous une forme de scaphandre." Le matériel de soin restait en permanence dans la pièce – à Londres, les soignants ont fini par comprendre que c'est en réutilisant le même thermomètre pour plusieurs patients que l'épidémie s'était déclenchée. A La Réunion, le CHU a employé la même technique, et a même détaché deux soignants pour s'occuper du seul patient porteur de Candida auris. Le nettoyage de l'hôpital a dû être repensé, les substances classiques étant inefficaces.
Outre l'importance de l'hygiène, les spécialistes insistent sur la nécessité de détecter au plus vite Candida auris. A Tours, Guillaume Desoubeaux reconnaît être "tombé dessus par hasard", et il a fallu une semaine pour apprendre que le patient en était porteur. Depuis, les fabricants des machines permettant d'identifier les champignons dans les CHU ont mis à jour leurs données pour mieux le reconnaître.
Certains spécialistes plaident pour qu'on recherche ce champignon chez tous les patients revenant de pays à risques. "Clairement, on aimerait mettre en place un dépistage systématique sur les patients qui reviennent d'Inde", plaide l'hygièniste du CHU de La Réunion. L'île, proche de l'Asie du Sud et du Sud-Est, est en première ligne.
Faut-il craindre une crise sanitaire ?
"C'est un problème qu'il faut prendre en compte, concède Anne Berger-Carbonne, de Santé publique France, et il faut que nos hôpitaux soient en capacité d'assumer des prises en charge très précautionneuses au niveau de l'hygiène", parfois coûteuses. Pour autant, tous les scientifiques interrogés par franceinfo jugent qu'il ne faut pas surestimer le risque posé par Candida auris. "Il faut inciter à la vigilance, mais la réalité ne correspond pas du tout à l'image de raz-de-marée qu'on lit dans quelques médias", prévient Guillaume Desoubeaux, quand son confrère Jean-Christophe Lucet rappelle qu'en France, "Candida auris, c'est trois malades", pas plus.
L'intérêt soudain des médias "nous énerve un peu, parce que c'est excessif", poursuit Guillaume Desoubeaux, qui rappelle "qu'il y a beaucoup plus de morts du paludisme, de la grippe ou de la rougeole, qu'on pourrait endiguer avec la vaccination".
Je n'ai pas eu le temps de tout lire, vous pouvez résumer ?
Candida auris, un champignon identifié en 2009, a été retrouvé sur des malades dans 32 pays du monde. Il n'est pas dangereux tant qu'il n'entre pas dans le sang, mais quand il y parvient, il provoque des infections qui peuvent être mortelles. Et sa résistance aux traitements et aux mesures d'hygiène et d'entretien les plus courants l'aide à se répandre. Mais ce sont principalement les personnes malades qui sont vulnérables, et il se propage dans les hôpitaux.
En France, on ne compte que trois cas, dont aucun mortel, et aucune transmission d'un patient à un autre : les soignants ont toujours réussi à contenir ce champignon pour éviter une épidémie. Il est donc possible de lutter contre sa propagation. Ce qui explique que les spécialistes français appellent à la vigilance de la communauté médicale, mais estiment qu'il ne s'agit pas d'un problème grave de santé publique.
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