S'offrir un lavabo, mais "avec le cachet du Lutetia"
Francetv info s'est rendu à la vente aux enchères organisée par l'hôtel de luxe parisien, avant que l'établissement entame trois ans de travaux. Au catalogue : plus de 3 000 pièces de mobilier, œuvres d'art, services de table, ainsi que 8 000 bouteilles.
"Je veux cette applique, je l’aurai", trépigne Christine, sur sa chaise. C’est raté pour cette fois. Mais l'applique en question étant la même dans de nombreuses chambres, Christine aura l’occasion de se rattraper. La concurrence est sévère : une foule d’acheteurs est rassemblée, mercredi 21 mai, dans un salon recouvert d'une épaisse moquette au rez-de-chaussée du Lutetia : durant une semaine, le luxueux hôtel parisien se débarrasse de ses vieux bibelots et de ses belles pièces Art déco. Et tout doit disparaître.
Dans les toilettes aussi, miroirs et appliques murales portent leurs numéros de vente. Cette semaine est l’ultime respiration du lieu avant sa fermeture pendant trois ans pour cause de travaux. L’occasion d’emporter chez soi une mémoire de l’hôtel, de son histoire, ou simplement de faire de bonnes affaires.
Emporter chez soi une mémoire de l'hôtel
Les participants sont bien habillés, ou peut-être est-ce la classe du lieu qui donne cette impression. C’est la première fois que Christine participe à une vente aux enchères. Elle habite à côté du Lutetia, dans le 6e arrondissement, et a l’habitude de venir boire un verre au bar, de temps en temps.
Avant de venir, Christine a pris soin de sélectionner les objets qui l’intéressaient sur le catalogue. Comme elle, la majorité des acheteurs ont ramené stylos et feuilles de papier, et ont le nez plongé dans leur catalogue sur lequel ils cochent, rayent, entourent. Eric, lui, a eu le coup de cœur lors du cocktail organisé pour la présentation du mobilier. "Je suis venu uniquement pour ces deux fauteuils, ils sont magnifiques. Le reste ne m’intéresse pas, je suis arrivé exactement à l’heure du passage."
Placés de part et d’autre de la salle, deux écrans géants permettent de suivre les enchères en cours. Les ventes s’enchaînent à grande vitesse, ponctuées par le bruit sec du petit marteau sur son panneau en bois. "Adjugé", assène le commissaire-priseur.
"Une valeur sentimentale"
Le commissaire-priseur maintient le rythme, en moyenne une minute d’enchères par objet. Il tient le rôle de chef d’orchestre, jongle entre les offres des deux salles ouvertes et du site internet où les internautes se montrent très actifs. Tantôt provoquant, tantôt aguicheur, il use de traits d’humour pour instaurer une ambiance légère parmi les têtes grises de l’assemblée. "Allez, allez ! Ce sont les plus jolis, les fauteuils champagne… Tout à l’heure, je vous dirai que ce sont les taupes les plus jolis !"
Les fauteuils se vendent comme des petits pains. Estimés en moyenne à 300 euros la paire, ils s’écoulent à plus de 1 000 euros. "C’est une belle surprise puisqu’on les avait estimés comme un mobilier un peu classique d’Art déco, s’étonne encore Fabien Béjean-Leibenson, expert chez Pierre Bergé et Associés, la société chargée de la vente. Il y a une forme de magie du Lutetia qui opère."
Effectivement, de nombreux acheteurs étaient des clients réguliers ou occasionnels de l’hôtel. "C’est surtout l’attachement au Lutetia qui m’a motivé à venir, explique François, retraité, qui a habité un mois entier à l’hôtel il y a de cela plusieurs années. Je garde un très bon souvenir de mon séjour ici. Si j’achète quelque chose, c’est beaucoup pour sa valeur sentimentale."
Un million d'euros en un jour et demi
L’enthousiasme des acheteurs est manifeste. Lundi, ils se sont bousculés dès 19 heures pour glaner une œuvre d’art ayant appartenu à l’hôtel. Mardi, l’employé chargé de compter les visiteurs a recensé plus de 2 000 entrées, et les ventes se sont achevées très tard, peu avant minuit.
Habitués ou non du lieu, tous reconnaissent que la valeur des objets en vente tient beaucoup à l’histoire de l’établissement. Un lieu occupé par les nazis pendant la seconde guerre mondiale et qui a accueilli les rescapés des camps de concentration à la libération. Un lieu qui a aussi hébergé et inspiré de nombreux artistes parmi lesquels Picasso, Matisse, André Gide, Antoine de Saint-Exupéry ou encore Josephine Baker. "Quand on achète un meuble, on achète une histoire aussi", confirme Eric.
Amateur de ventes aux enchères, François repère rapidement les belles pièces. "Il y a un lavabo qui m’intéresse parce qu’il a un peu le cachet du Lutetia, plus que beaucoup d’autres choses qui sont assez anonymes."
Le montant des 3 000 pièces et 8 000 bouteilles mises en vente tout au long de la semaine a été estimé entre 1,5 et 2 millions d’euros. Mercredi midi, les ventes s’élevaient déjà à 1 million d’euro. "Les acheteurs ont de l’intérêt pour chaque lot, témoigne Fabien Béjean-Leibenson. Les appliques qui étaient dans le restaurant de Paris se sont arrachées à un prix fou. Le comptoir de l’hôtel est parti à 6 000 euros. Même les affiches, qui sont plus des souvenirs encadrés, se sont vendues de manière incroyable. C’est un vrai succès !"
"L'hôtel va conserver l'esprit des années 30"
Revers de la médaille : des prix moins accessibles. "Je comptais éventuellement acheter deux fauteuils, des appliques, une lampe, liste Fabienne, une Parisienne attirée par le style Art déco et la grande quantité de lots, davantage que par le Lutetia, où elle ne s’était jamais rendue. C’est beaucoup plus cher que ce que je pensais dépenser. Surtout qu’à chaque achat, il faut rajouter 30% de frais."
Au bout d’un couloir, dans une salle située derrière les toilettes, les salariés d’une entreprise de déménagement emballent bureaux, chaises, armoires et lampes pour les acheteurs qui en ont fait la demande. "Avec tout le mobilier, c’est une âme de Paris qui disparaît", estime Christine, déjà nostalgique de son hôtel emblématique de l'Art déco. Pour d’autres acheteurs présents, l’évolution du lieu fait partie du cycle naturel et indispensable. En particulier pour une enseigne de luxe qui doit savoir se renouveler et se moderniser afin de rester au niveau.
Fabien Béjean-Leibenson se veut rassurant. "L’hôtel va rester dans cet esprit années 30. Les propriétaires et le cabinet d’architecture ne veulent pas rompre avec l’histoire précédente. Ils ont la volonté de conserver l’esprit rive gauche et pensent même reprendre quelques idées originelles datant de la création de l’hôtel, en 1910."
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