Plainte contre TotalEnergies : un agriculteur belge relance le principe d'indemnisation pour dommages climatiques
Un agriculteur belge a porté plainte, mercredi 13 mars, contre TotalEnergies, l'accusant d'être responsable du dérèglement climatique qui touche son exploitation. En Belgique aussi, les évènements climatiques extrêmes se sont multipliés ces dernières années. Comme d'autres, Hugues Falys, éleveur bovin depuis 30 ans dans le Hainaut, en Belgique, a subi d'importants dommages, des pertes de rendements et a même dû réduire la taille de son exploitation.
Avec le soutien d'associations comme Greenpeace et la Ligue des droits de l'Homme, il a engagé une action en responsabilité civile contre TotalEnergies devant "le tribunal de l'entreprise", juridiction belge spécialisée dans les litiges impliquant des sociétés. Se voir ainsi attaqué n'est pas une première pour le géant gazier et pétrolier français. Une plainte, inédite cette fois, avait été déposée en septembre 2023 par quatre associations en France contre la poursuite de développements de projets fossiles et la politique "climaticide" du groupe.
François Gemenne : Les juristes de TotalEnergies vont avoir encore un peu plus de travail, puisque cette fois c’est un agriculteur belge qui les attaque, pour un motif qui est à ma connaissance inédit : il leur reproche d’être responsables des dommages climatiques qu’il subit.
En 2016, son exploitation a été victime d’une tempête, puis en 2018, 2020 et 2022, des sécheresses ont considérablement diminué les rendements de ses cultures. Il estime que ces événements sont liés au changement climatique, et donc aussi, en partie, aux activités de TotalEnergies. Par conséquent, il estime que le groupe est responsable de sa perte de revenus, d’où sa plainte. Pourtant, TotalEnergies n’est pas responsable de la totalité du changement climatique, c’est la faiblesse de sa plainte, à mon avis.
Pendant très longtemps, il a été impossible d’établir un lien direct entre un événement climatique précis et le changement climatique. Désormais c’est possible, et c’est un grand progrès récent de la science du climat : on peut quantifier, après coup, la probabilité qu’un événement ait été causé ou non par le changement climatique.
"Mais pour ce qui est du changement climatique, il est impossible de montrer que l'impact soit directement lié aux émissions d’une entreprise ou d’un pays, puisque les émissions de gaz à effet de serre se mélangent dans l’atmosphère."
François Gemenneà franceinfo
J’imagine qu’il attaque TotalEnergies parce que l’entreprise fait figure de symbole, mais il aurait pu en attaquer d’autres.
TotalEnergies porte quand même une grosse responsabilité dans le changement climatique, personne ne conteste ça...
Oui, l’entreprise elle-même le reconnaît. Ce qui rend ce cas intéressant, c’est le lien qui est fait entre l’activité de l’entreprise et certains impacts précis du changement climatique. Il y a déjà beaucoup de contentieux climatiques dans le monde, l’ONU en recensait 2 180 à la fin de l’année 2022, c’est énorme.
Mais généralement ces contentieux visent à contraindre les États à respecter leurs engagements : c’était le cas de l’Affaire du Siècle, par exemple, qui avait fait condamner l’État français pour inaction climatique en 2021.
On connaît aussi des cas d’individus qui demandent réparation à des entreprises pour les dommages environnementaux qu’elles ont causé : aux États-Unis, la justice avait ainsi condamné Monsanto à verser 289 millions de dollars à un jardinier, Dewayne Johnson, qui estimait que le cancer qu’il développait avait été causé par le glyphosate commercialisé par la firme.
Dommages et indemnisations
Ici le cas est différent. Avec le changement climatique, on peut difficilement identifier la responsabilité d’une entreprise, comme d’ailleurs d’un État, puisque toutes les émissions sont mélangées. C’est d’ailleurs ce qui a permis l’accord sur les pertes et dommages à la COP28 de Dubaï : l’ensemble des pays industrialisés reconnaissaient leur responsabilité pour l’ensemble des dommages liés au changement climatique, et s’engagent à contribuer à un fonds d’indemnisation.
"La crainte de certains pays, et notamment des États-Unis, est qu’en acceptant ce principe de responsabilité, il n’ouvre la voie à des procès en indemnisation."
François Gemenneà franceinfo
Pour l'instant, ça ne s'est jamais vu. C’est pourquoi ce cas est potentiellement important. Le tribunal de Tournai, qui a reçu la plainte, va maintenant devoir décider si la plainte est recevable ou pas, et si elle l’est, va devoir trancher. Et ce sont des décisions qui risquent d’avoir un lourd impact, notamment sur la question des pertes et dommages dans les négociations internationales sur le climat.
Un jour, on pourrait imaginer que les États s’attaquent en justice pour réclamer des indemnisations ?
Ça s’est déjà vu : au début des années 2000, le petit archipel de Tuvalu avait attaqué les États-Unis et l’Australie devant la Cour de Justice Internationale, parce qu’on leur reprochait de violer son intégrité territoriale. Tuvalu est sans doute le pays le plus plat du monde, et son territoire est donc directement menacé par la hausse du niveau des mers.
Et il attaquait les États-Unis et l’Australie parce que ces deux pays, à l’époque, n’avaient pas ratifié le Protocole de Kyoto. Tuvalu les tenait donc pour responsables de la hausse du niveau des mers. Mais dès que les deux pays avaient appris l’existence de la plainte, ils avaient menacé de couper les vivres de l’aide internationale à Tuvalu, et la plainte avait rapidement été retirée. Mais demain, d’autres pays pourraient réclamer aussi des indemnités en justice.
"Il faut bien réaliser que l’accord sur les pertes et dommages de la COP28 est aussi une manière de régler à l’amiable ce qui aurait pu se régler en justice."
François Gemenneà franceinfo
Au moindre procès, les pays industrialisés risquent de ne plus vouloir contribuer au fonds d’indemnisation des pertes et dommages. Mais s’ils n’y contribuent pas, ils pourraient aller au-devant de procès… Surtout si la justice belge tranche en faveur de l’agriculteur.
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