Regard sur l'info. Librairies : quand "le pain de l’esprit est aussi essentiel que le pain du corps"
Thomas Snégaroff, dans "Regard sur l'info", reçoit chaque dimanche un intellectuel qui nous permet de prendre de la hauteur face à une actualité de la semaine. Et aujourd'hui, il est question des libraires et des librairies.
Jean-Yves Mollier, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris Saclay/Versailles Saint-Quentin est spécialiste de l’histoire de l’édition, du livre et de la lecture, et auteur de nombreux ouvrages. Il vient de publier Histoire des libraires et des librairies de l'Antiquité jusqu'à nos jours chez Actes Sud.
franceinfo : Jean-Yves Mollier, quel est le regard de l’historien qui a appris la semaine dernière que les librairies étaient désormais considérées comme des "commerces essentiels" ?
Jean-Yves Mollier : C’était une erreur fondamentale d’avoir fermé les librairies alors que les lecteurs réclamaient des livres. Le pain de l’esprit est aussi essentiel que le pain du corps. On s’est rendu compte avec le confinement qu’on n’avait pas seulement besoin d’aller faire les courses dans les supermarchés et qu’on avait besoin d’enrichir son esprit et de trouver des repères. Pourquoi est-ce qu’on a relu La Peste de Camus ? Parce qu’on s’interroge et que dans les périodes d’interrogation, on lit plus.
Il y a un enjeu culturel, un enjeu économique mais à vous lire, il y a aussi un enjeu politique. La librairie n’est pas un lieu anodin...
Il n’y a pas de changement entre le régime de l’Ancien Régime et le XIXe siècle puisque la grande loi libérale, elle, est de 1881, et c’est elle qui libère les professions de la librairie et de l’imprimerie en France. Avant, on en a peur, on s’en méfie. Si on ajoute que durant les deux guerres mondiales, on a eu à nouveau un régime de censure, de même que pendant la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, on voit que les périodes de liberté n’ont pas été si longues, ni si importantes en France.
Est-ce qu’on peut même dire que l’état des librairies est un révélateur de l’état de nos libertés ?
Oh oui, et je pense même que si on regarde les piles de livres qui sont présentées à Santiago du Chili, à Cuba, à Singapour aujourd’hui, en Birmanie, aux États-Unis ou en France, on a un très bon reflet du régime de liberté de chacun de ces pays. Les livres demeurent au fond quelque chose qui fait peur au pouvoir.
On retrouve aussi dans ce livre votre intérêt pour la matérialité des structures et ainsi vous montrez bien à quel point le chemin de fer a été indissociable du développement de la librairie ?
Oui, parce que la librairie telle qu’on la connaît, c’est-à-dire un commerce ouvert sur la rue, une vitrine, et puis des livres, c’est très récent, c’est la deuxième moitié du XIXe siècle et ça correspond très exactement au moment où le chemin de fer, partant de Paris, descend vers les provinces et descend peu à peu vers les petites bourgades, et à chaque fois que le chemin de fer arrive dans une ville on assiste à la naissance de deux librairies : une dans la gare elle-même, c’est les relais d’aujourd’hui ; et l’autre en pleine ville, parce que précisément grâce à l’arrivée du chemin de fer, des passagers, des marchandises et des livres, on a accès à la culture, on a accès à l’information.
Et pour l’anecdote, ces relais dans les gares, les Relais H d’aujourd’hui sont inventés au XIXe siècle par Hachette dont il reste le H…
Absolument, il les a appelés "Bibliothèques de gare" en 1853, lorsque le premier d’entre eux a ouvert à la Gare du Nord à Paris…
Une innovation technologique, le train, a permis le développement des librairies, mais aujourd’hui, une autre innovation ne les menace-t-elle pas, la numérisation qui a, un temps, fait craindre la mort des librairies. Où en est-on aujourd’hui ?
En 2000, on considérait que les e-book représentaient une véritable menace pour les livres papier. Le vice-président de Microsoft annonçait même cette année-là qu’en 2018 le livre aurait totalement disparu de la planète…En réalité, on a assisté à un partage. On lit de plus en plus sur de nouveaux supports numériques mais le livre imprimé reste majoritaire.
Et dans votre livre, on retrouve votre intérêt pour l’histoire sociale. Vous n’oubliez pas le libraire, celui qui vend et conseille les clients…
Oui, et j’ai même voulu rendre hommage aux femmes libraires car au XXe siècle la profession s’est beaucoup féminisée. Je raconte notamment le parcours de deux d’entres-elle : Marie-Rose Guarniéri, la fondatrice de la Librairie des Abbesses à Montmartre et Roselyne Gutierrez à Toulouse, une ancienne militante reconvertie en libraire.
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