Question de société. Jean Viard : "Dans un univers imprévisible, on a besoin d'un peu plus de cohésion"
"Question de société", c'est chaque dimanche une réflexion avec le sociologue Jean Viard sur une question ou un mot de l'actualité. Aujourd'hui, la question de la défiance des Français vis-à-vis de l'action du gouvernement à propos du Covid-19.
Question de société aujourd'hui sur la défiance des Français vis-à-vis de l'action du gouvernement à propos du Covid-19, avec le sociologue Jean Viard. Plusieurs sondages, et notamment celui de France Info, montrent que les Français sont en désaccord avec leurs gouvernants sur la gestion de la crise sanitaire. Trois quarts des interrogés estiment que le gouvernement ne prend pas les bonnes décisions, qu'il ne sait pas où il va, ou même qu'il ment.
franceinfo : Jean Viard, en pareilles circonstances, êtes-vous étonné par cette défiance ?
Jean Viard : Non, parce qu'en réalité, vous pouvez prendre quasiment tous les sujets, on aurait eu des réponses assez proches. On est le pays d'Europe où il y a le moins de confiance dans le gouvernement, sans doute à cause du gouvernement lui-même. Sans doute aussi à cause de la culture française, du rapport qu'on a au pouvoir, etc. Donc, c'est vrai, c'est un gros handicap.
Après, quand on voit ce qui se passe, on voit les débats entre scientifiques ; quelque part, on voit la science à l'œuvre parce qu'on est face à quelque chose d'imprévisible et d'inconnu. Donc, c'est pareil pour les politiques, au fond. Donc si on veut être positif, on dit : on voit la démocratie en train de négocier la science à l'œuvre. Si on veut être critique, il est légitime de l'être, on dit l'Etat avance en godillant et il ne sait pas nous donner confiance. Or, la confiance quelque part, c'est ce qui protège quoi ?
Après il faut dire une chose : l'histoire de Marseille est une faute de goût. C'est le moins qu'on puisse dire, parce que l'opposition Paris-Marseille est tellement rituelle, on a tellement joué avec le professeur Raoult, en plus excusez-nous, mais on a gagné le match y a pas longtemps. Donc tout ça crée une ambiance, s’il y a une chose qu'il ne fallait pas faire, c'était d'isoler Marseille sans être allé en parler avec eux.
Du coup, les Français n'y comprennent plus rien. Est-ce qu'on punit Marseille ? Est-ce que c'est parce que c'est plus grave ? Pourquoi les taux sont les mêmes à Paris, etc. Franchement, ça a godillé et je pense que c'est pas bien parce qu'il y a des gens qui risquent de mourir. Et donc, si vous voulez, on a besoin dans un univers imprévisible, d'un peu plus de cohésion.
Mais Jean Viard, les Français semblent contradictoires. La majorité se dit prête à vivre avec plus de restrictions, hors confinement généralisé du pays, mais la moitié est contre la fermeture des cafés et restaurants. C'est franchement difficile de s'y retrouver ?
Oui, mais de toute façon, c'est vrai sur tous les sujets. Après, la plupart des gens ne vont pas au café, je veux dire, dans la vie, la vraie vie, on va pas au café, sauf en vacances. Y a des gens qui y vont beaucoup, mais c'est un groupe social. De même que les gens qui vont manger au restaurant, la plupart des gens ne vont pas manger au restaurant. Donc, c’est toujours pareil, il y a un décalage entre les usagers et puis les gens qui pensent que c'est bien en termes de liens. Enlever les restaurants, c'est enlever la vie d'une ville, parce que regardez Paris, y a 700 000 salariés dans Paris qui y habitent, et un million qui y viennent tous les jours. Mais qu'est-ce qu'ils font s'ils ne peuvent pas manger ? Quelque part, on éteint la ville, donc on est face à ces contradictions : une société où, effectivement, les usagers défendent leurs pratiques, puis, il faut penser aux cafetiers.
La situation des petits patrons en France, en ce moment, est terrible. Il y a des dizaines de milliers de petits patrons qui sont désespérés. Ça aussi, ça existe. Ça ne légitime pas toutes les manifestations. Mais si vous voulez, quand on dit qu'on ferme les cafés, on aurait pu en même temps dire voilà, on fait une prime de 5 000 euros par bar, j'en sais rien. Que les gens aient l'impression d'être protégés, tous, y compris les patrons de café.
Mais cette défiance n'est pas nouvelle, elle est quoi ? Elle est tout simplement exacerbée par ce qu'on vit ?
On vit une période - c'est ce que j'explique dans mon dernier livre, La page blanche - on vit un changement du monde gigantesque. Moi, je dis on oublie une chose, c'est qu'on a sauvé des dizaines de millions de personnes âgées et les premières études parlaient de 50 millions de morts potentiels, etc. On est à un million. C'est horrible mais on en a d'abord tellement sauvés, en se confinant, en arrêtant de s'embrasser, en diminuant nos pratiques sociales.
On a fait une œuvre planétaire pour sauver des personnes âgées, jamais on ne l'avait fait dans l'histoire de l'humanité et je pense que ça, il faut le dire comme une victoire. On a trop tendance à ne pas glorifier les combats qu'on mène.
Jean Viardfranceinfo
On a mené un combat immense et quelque part, on ne l'a pas gagné à 100%, je pense aux malades, aux médecins, etc. Mais on a fait un boulot fantastique et je crois qu'il faut le dire, parce que cette pandémie, elle nous apprend aussi comment on travaille ensemble, comment au fond on se révolte contre un virus qui essaye de nous tuer, et quelque part, on est un peu en train de répéter ce qui va être la bataille contre le réchauffement climatique.
Donc, cette défiance vis à vis du gouvernement pendant cette crise sanitaire n'a rien à voir avec celle qu'on pouvait observer, par exemple, pendant le mouvement des Gilets jaunes ?
Si, la défiance, elle est là. On est une société de défiance, parce qu'on n’est plus une société organisée en classes sociales, c’est une société d'individus. Avant, on avait des grands projets de société. Aujourd'hui, on a des projets, j’allais dire sociétaux : les LGBT s'intéressent aux LGBT, les dames s’intéressent aux dames, voyez, on est dans une société beaucoup plus d'identités, d'appartenance, et au fond, on n'a pas de grands projets communs qui nous rassemblent. On se rassemble sur des projets, sinon, on s'intéresse à soi, aux gens autour de soi. D’ailleurs en ce moment, les grands mots, c'est la maison, où on est enfermé, le local, la nation, la frontière. Et donc, il faut basculer en disant oui, et la coopération, qui va nous sauver.
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