Le patriotisme industriel existe-t-il ? "On a créé en France 1 million d'entreprises l'année dernière, selon Jean Viard, on en a fermé 53.000, il faut voir les deux chiffres"

Le patriotisme industriel, ça n'existe pas, c'est ce que conclut avec beaucoup d'amertume la centaine de salariés de la chocolaterie Poulain à Blois. Puisque leur usine doit fermer, c'est prévu, ils s'y opposent, ils ont manifesté contre cela, hier.
Article rédigé par Jules de Kiss
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
L'usine de chocolat Poulain de Blois est menacée de fermeture. (JDUTAC / MAXPPP)

Le patriotisme industriel, ça n'existe pas, dit la centaine de salariés de la chocolaterie Poulain, usine qui doit fermer. Décision à laquelle ils s'opposent. Une question de société que l'on décrypte avec le sociologue Jean Viard.                     

Qu'en est-il du patriotisme industriel, quand justement une chocolaterie fondée en 1848, dont les volumes de production baissent, mais le site reste rentable, expliquent les syndicats, quand est-il quand un site comme cela doit fermer.

franceinfo : Ce combat des salariés est très important pour leurs emplois, il est aussi très symbolique aujourd'hui ?

Jean Viard : Oui, alors ce sont des grandes marques constitutives de l'identité française. Il y a des travaux remarquables de Raphaël LLorca qui dit : au fond, aujourd'hui, la marque France est plus portée par des grands groupes industriels – on vous dit viande française, par exemple – que par les politiques qui n'ont plus de récits nationaux. Donc je pense que le rôle des marques dans la construction de l'appartenance nationale est essentiel. Poulain en fait tout à fait partie. La deuxième chose, c'est que le chocolat est en train de disparaître sur la planète. On a un énorme problème de production de chocolat avec le réchauffement climatique. C'est complètement antagoniste.

Les prix montent, de ce fait...

Les prix montent, alors peut-être qu'on pourrait planter du chocolat ailleurs, je ne suis pas agriculteur mais pour le moment, on ne peut pas. Donc on est dans un blocage de la ressource. De l'autre côté, effectivement, on est dans un autre blocage, c'est que beaucoup de gens font attention à leur taille, à leur poids, et donc tout ce qui est sucré recule. Il y a tout ça qui est mis dans le dossier, parce que je ne veux pas intervenir sur la société elle-même qui visiblement n'arrive pas à se restabiliser.

Les volumes baissent, les syndicats le concèdent mais en effet, apparemment, le site reste rentable. C'est ce qui le défend...

Après, moi, quand on me fait des grands discours sur le patriotisme industriel, j'ai une vieille technique de sociologue, je vais toujours visiter le parking, et je regarde d'où viennent les voitures. J'aime bien qu'on me parle du patriotisme industriel, mais est-ce que les voitures sont fabriquées en France ou en Europe. Souvent, ce n'est pas le cas. Je pose cette question parce qu'on peut défendre des causes, mais il faut les vivre aussi. Est-ce que les marques existent ? Oui, je pense qu'elles existent, oui, les marques envoient une image pas forcément nationale, qui est peut-être aussi une image de groupe social.

Regardez l'image qu'avaient les voitures italiennes par exemple, on disait toujours elles ne sont pas très solides, mais elles sont tellement sympas... Et chacune était dans sa caricature culturelle. Donc les marques contribuent aux identités nationales, bien sûr, j'ai pris l'exemple de la voiture parce que c'est ce que tout le monde connaît. Je pense que Poulain, c'est la même chose. Après, ce qui se passe aujourd'hui, c'est qu'en réalité, la plupart des entreprises, on ne sait pas à qui elles appartiennent, si ça appartient à des actions, c'est mondialisé. Et donc la vérité, c'est que la marque peut rester française et l'entreprise ne pas être à capitaux français.

Là en l'occurrence, Poulain appartient à un fonds d'investissement désormais, mais justement ça reste une marque française. Est-ce que le patriotisme industriel, ça part du consommateur ? Pour le chocolat, pour les verres Duralex aussi, on sait qu'à la verrerie Duralex à Orléans, il y a ce combat, c'était la semaine dernière aussi, des grandes marques qui parlent à tous les Français. C'est aux Français d'acheter français dans ces cas-là, s'ils y tiennent ? 

Disons que c'est un des éléments, je pense que ça joue un peu à la marge. Si on sait qu'un chocolat est français, qu'ils ont bien communiqué là-dessus, peut-être qu'avant les fêtes de Pâques, ils peuvent gagner quelques parts de marché, mais je pense que ce n'est qu'un critère parmi d'autres. Je voudrais juste donner un chiffre. On a créé en France l'année dernière 1 million d'entreprises. On en a fermé 53.000. Il faut voir les deux chiffres.

Alors pourquoi ? Parce qu'on multiplie les entreprises individuelles, bien sûr. Mais le mouvement n'est pas un mouvement de perte d'entreprises en ce moment, et c'est pour ça que je me suis amusé à mettre ces deux chiffres à côté. C’est-à-dire qu'ils se créent énormément d'entreprises dans de nouveaux secteurs, ils s'en ferment dans des secteurs en crise, notamment tout ce qui est autour de l'automobile, puisqu'on va vers la voiture électrique, et puis vers l'alimentation parce qu'on mange différemment.

Par contre, la bière monte par exemple, et le vin descend, le vin rouge, c'est vivant le marché. Moi, je suis sensible surtout aux ouvriers, aux gens qui travaillent dans ces entreprises. Ça, c'est un vrai sujet. Après, que l'entreprise circule dans la mondialisation, je crois qu'on n'y peut pas grand-chose.

Justement, ces salariés, on les entendait hier dans les reportages, certains ont fait toute leur vie chez Poulain, ils témoignent de leur attachement à une institution, un lieu, une usine, une marque qui finalement passe de main en main. Il y a un vrai paradoxe, là, dans l'attachement qu'on peut avoir à quelque chose, qui finalement s'évapore au fil du temps ? 

On est dans une société de discontinuité. Le problème, c'est qu'on a envie de les choisir, les discontinuités. Et quand elles nous sont imposées, si l'entreprise décide d'aller s'installer dans un pays où la main-d’œuvre est moins chère, c'est une très violente agression. Et donc effectivement, c'est une grande douleur. Donc ces gens méritent d'être soutenus, évidemment, mais on est dans ce monde de discontinuité, et je ne crois pas qu'on va en sortir.

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