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Colère en Corse : "On n'arrive jamais à dire qu'il y a un peuple corse alors que tout le monde le sait", estime Jean Viard

Dix jours après la violente agression d'Yvan Colonna en prison, où il purgeait sa peine pour l'assassinat du préfet Erignac, il y a toujours beaucoup de tensions en Corse. Retour sur cette question de société avec le sociologue Jean Viard. 

Article rédigé par Jules de Kiss
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5 min
Affrontements violents le 10 mars 2022, à Ajaccio, en Corse, entre gendarmes et manifestants, une semaine après la violente agression d'Yvan Colonna en prison, où il purgeait sa peine pour l'assassinat du préfet Erignac. (PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP)

Après la tentative avortée d'intrusion, vendredi 11 mars, dans la gendarmerie de Porto-Vecchio, et dix jours après l'agression d'Yvan Colonna en prison, où il purgeait sa peine pour l'assassinat du préfet Erignac, il y a eu beaucoup de manifestations en Corse, avec parfois des heurts. Un grand rassemblement est prévu dimanche 13 mars à Bastia. Des Corses condamnent l'action de l'Etat dans ce dossier : un manque de vigilance coupable, d'après eux, qui a permis à un détenu jihadiste de s'en prendre au militant indépendantiste, qui est aujourd'hui dans un état désespéré.

franceinfo : Que dit, d'après vous, cette mobilisation sur l'île corse ? En ce moment, on peut même parler d'un mouvement de colère. Comment peut-on l'expliquer ? 

Jean Viard : La première chose, c'est que c'est absolument scandaleux qu'un détenu soit massacrés par un autre, et que pendant 9 minutes, personne ne s'en aperçoive. Il y a un vrai scandale sur cette question, au moment où il y avait un débat sur les trois condamnés des procès de l'assassinat du préfet pour qu'ils soient rapatriés en Corse. Et ça fait un moment que ça traînait avec des discussions avec le gouvernement, etc., et que ça n'avançait pas très bien. Il faut se plonger sur qui est Yvan Colonna.

Il y a eu deux grandes périodes dans l'histoire de Corse. Évidemment, le XVIIIe siècle, avec la République de Pascal Paoli. C'est la première république au monde. C'est la première fois qu'on donne le droit de vote aux femmes. Les Corses en sont extrêmement fiers, mais c'est aussi, au XVIIIe siècle, le moment où la France doit intervenir quatre fois militairement en Corse, même avant que la Corse soit française. Il y aura plus de morts dans la conquête de la Corse par la France, que dans la conquête de l'Algérie. Le XVIIIe siècle a été horriblement sanglant en Corse, jusqu'au moment où il y a cette république ; la France la fait tomber et la Corse devient française. Ça, c'est la "vieille" histoire.

Et l'histoire moderne – et là, Yvan Colonna l'incarne bien – c'est que dans les années 60, il y a le mouvement "Vivre et travailler au pays" qui se développe en France, en Bretagne, en Corse etc., et qui, partout, est récupéré par la gauche. Et du coup, on le voit bien en Occitanie, en Corse, les militants régionalistes sont intégrés. Donc au fond, il n'y a pas d'affrontement. Mais la Corse est gérée par une droite très clientéliste, très réactionnaire, qui refuse tout lien. Et donc, ce mouvement va se développer. Yvan Colonna, le berger de Cargèse, c'est en fait le fils d'un député socialiste, c'est quelqu'un de gauche. De même que Pierre Pioggioli qui va créer le FLNC en 1976, qui vient aussi de la gauche. Il y a donc là un affrontement, ces gens-là n'ont pas trouvé d'espace politique et ils vont rentrer dans ces mouvements. Jusqu'à ce que Lionel Jospin – encore un homme de gauche – modifie en 1992 le statut de la Corse. Et depuis, les nationalistes et les indépendantistes, en fait, sont majoritaires dans le Conseil de Corse. Mais ils n'ont pas pour autant obtenu, comme la Sardaigne ou comme la Sicile, un vrai statut autonome. Tout ça explique une histoire qui n'aboutit jamais.

On n'arrive jamais à dire qu'il y a un peuple corse alors que tout le monde le sait. Il y a là, au fond, une île qui n'est pas respectée et un État français qui veut appliquer partout les mêmes règles. Les jeunes, là,  sont émus parce que on est tous émus en ce moment. Leur "leader" a tué un homme, mais il a aussi tué un symbole. L'homme, évidemment, c'est tout à fait indéfendable, mais attaquer le symbole peut être localement perçu positivement. Tout ça fait que c'est extrêmement explosif. 

Quand on regarde la composition de l'assemblée de Corse, des élus au suffrage universel direct, on voit qu'elle est très majoritairement composée aujourd'hui d'autonomistes et de nationalistes. Vous, ce que vous nous dites, c'est que l'Etat doit aller plus loin dans le pouvoir qu'il confère aux exécutifs locaux en Corse ? 

Je crois, oui. C'est pour ça que je compare la Corse à la Sardaigne à la Sicile, c'est toujours intéressant de voir les deux autres îles, avec la façon dont l'Italie les gère avec une autonomie beaucoup plus importante. Et il n'y a pas de mouvements compliqués de la même nature, alors qu'il pourrait y en avoir, notamment en Sardaigne. Et c'est vrai aussi d'ailleurs pour les îles Baléares. Je pense que les autres gouvernements méditerranéens ont eu des politiques beaucoup plus accueillantes.

C'est compliqué parce qu'il y a aussi un lien avec l'affairisme. En Corse, on se rappelle les histoires de chambres de commerce. Tout ça inquiète l'Etat, mais dans l'imaginaire des populations, il faut bien se rappeler aussi que la crise a démarré au moment de la fin de la guerre d'Algérie, où on a rapatrié une partie des Pieds-Noirs dans les terres agricoles de Corse. Les Corses se sont sentis spoliés. Et puis après, on a fait une politique touristique, ils ont eu l'impression qu'on ne respectait pas leur identité. Je pense qu'il faut aller plus loin. Je pense qu'il faut donner beaucoup plus d'autonomie à la Corse. Je pense qu'il faut reconnaître qu'il y a un peuple corse – ce n'est pas grave, il y a un peuple français et un peuple corse. Et je pense que là-dessus, la République doit penser un peu vers le futur, et pas avec le passé. 

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