Vrai ou faux
Bruno Le Maire a-t-il raison de "récuser" l'idée d'un appauvrissement des Français ?

Le ministre de l'Economie Bruno Le Maire "récuse cette idée qu'il y a un appauvrissement de la société française", alors que le nombre de Français ayant recours à l'aide alimentaire augmente.
Article rédigé par franceinfo - Armêl Balogog
Radio France
Publié
Temps de lecture : 2 min
Bruno Le Maire sur franceinfo, le 7 septembre 2023. (FRANCEINFO / RADIOFRANCE)

La phrase peut étonner, voire choquer, dans un contexte de forte inflation, alors que de plus en plus de Français ont besoin d'aide alimentaire et que près d'un Français sur cinq vit à découvert en 2023, selon le Secours populaire. Mais Bruno Le Maire insiste.

Invité dans le 8h30 de franceinfo, il lui a été demandé si les difficultés financières des associations d'aide aux plus démunis n'étaient pas "le signe d'un appauvrissement de la population française". "Non, je ne crois pas", a répondu le ministre de l'Economie. "C'est le signe que l'inflation touche très durement beaucoup de nos compatriotes mais je récuse cette idée qu'il y a un appauvrissement de la société française." Alors y a-t-il ou non un appauvrissement en France ?

L'économie française s'enrichit…

La réponse est complexe car tout dépend des indicateurs que l'on choisit de regarder. Les journalistes ont posé au ministre une question qui portait sur les Français, leur quotidien, leur vécu. Mais Bruno Le Maire a répondu en parlant de la "société française". Juste après, dans l'interview, il a cité des indicateurs économiques nationaux : la France qui n'a jamais été aussi riche en terme de PIB, l'économie résiste bien, le taux de chômage baisse. Autrement dit, il n'a pas placé son regard au même niveau et ça change tout.

A ce niveau macro-économique, effectivement, la France ne s'appauvrit pas. Au contraire, elle s'enrichit, même si certains répondront qu'elle ne le fait pas assez par rapport aux autres grandes puissances économiques, puisque son PIB par habitant est inférieur à celui des Etats-Unis par exemple. Mais, outre les comparaisons internationales qui ne font d'ailleurs pas l'unanimité chez les économistes, ce PIB par habitant, lui aussi, est au plus haut. Cependant, cela ne dit rien de la répartition réelle des richesses dans le pays.

… mais de plus en plus de Français se privent

En revanche, si l'on place son regard au niveau des Français, le constat est tout autre. Plusieurs indicateurs montrent en effet que les Français ont moins d'argent disponible depuis que l'inflation s'est accélérée en 2022, ce qui peut être vu et vécu comme un appauvrissement. Selon l'Insee, neuf millions de personnes, soit 14% des Français, étaient en situation de privation matérielle et sociale en 2022. Un chiffre au plus haut depuis dix ans. Cela signifie qu'ils n'avaient pas assez d'argent pour se chauffer correctement, s'acheter des vêtements neufs ou prendre un verre régulièrement avec des amis.

De la même façon, le pouvoir d'achat arbitrable des Français a diminué en 2022, pour la première fois depuis dix ans. Après avoir payé leur loyer, leurs factures d'électricité, de téléphone, leurs impôts, les Français avaient moins de "reste à vivre" qu'avant pour pouvoir se nourrir ou se faire plaisir.

C'est aussi ce qu'a constaté le Secours catholique dans son rapport sur l'état de la pauvreté en 2022, réalisé à partir d'une enquête statistique auprès de ses bénéficiaires. L'association estime que "ces dépenses pré-engagées absorbent en moyenne près de 60% du revenu des ménages en situation de précarité, contre 30% pour l'ensemble de la population vivant en France". Cela monte à 75% pour certains ménages.

"En niveau de vie arbitrable, plus des trois quarts des ménages dont le budget a été étudié se situaient sous le seuil d'extrême pauvreté avant la crise (contre un peu plus de la moitié en niveau de vie usuel) et leur niveau de vie arbitrable était en moyenne plus de deux fois inférieur à ce seuil (contre un tiers inférieur en niveau de vie usuel). En prenant en compte le revenu arbitrable, la moitié des ménages rencontrés considérés comme non pauvres basculent dans la pauvreté, voire dans l'extrême pauvreté", note le rapport. Et à cela s'ajoutent encore le carburant, les dettes et autres dépenses quasi incompressibles.

Le taux de pauvreté, un indicateur stable mais critiqué

Pour l'instant, le taux de pauvreté ne corrobore pas cette aggravation. Les derniers chiffres datent de 2020 et ceux de 2023 mettront plusieurs années à pouvoir être publiés. En 2020, environ neuf millions de Français, soit 14% de la population, vivaient sous le seuil de pauvreté établi à 60% du niveau de vie médian, ils vivaient avec 1 100 euros par mois environ. Ce taux est stable depuis une vingtaine d'année.

Il est encore impossible d'estimer les effets de l'épisode de forte inflation débuté en 2022 sur ce taux. Dans un rapport d'octobre 2022, l'Observatoire des inégalités pense que, "a priori, les plus bas revenus devraient globalement être protégés de la hausse des prix si les prestations sociales et le Smic sont bien augmentés du même pourcentage que l'inflation. Mais la hausse des prix alimentaires et de l'énergie a un impact très différent selon les ménages". L'Observatoire prévient : "Même si on le mesure mal et qu'il est très inégal selon les ménages, le retour de l'inflation est un changement majeur et il aura un impact."

Néanmoins, plusieurs rapports sur les inégalités et la pauvreté regrettent que l'analyse de cette dernière ne soit souvent que monétaire. "La pauvreté monétaire constitue une mesure quelque peu frustre de la pauvreté, qui reste avant tout une expérience douloureuse vécue à la première personne", observait un rapport du Sénat en 2021. "Cette approche centrée sur les ressources ne reflète pas pleinement les charges auxquelles les personnes font face, le 'coût de la vie' et les privations qui en découlent, ni le sentiment d'insécurité sociale associé à cette situation."

Le rapport concluait qu'il était "indispensable" de changer la façon d'estimer et de calculer la pauvreté en France. Il recommandait de "développer un indicateur synthétique qui soit beaucoup plus conjoncturel [que le taux de pauvreté] – à partir, par exemple, des données relatives aux prestations de solidarité versées, au recours à l'aide alimentaire ou encore issues de sondages, dont on peut disposer quasiment en temps réel". Il appelait aussi à mieux observer le "halo autour de la pauvreté", toutes ces personnes considérées comme non-pauvres mais qui peuvent basculer dans la pauvreté en cas de pépin ou de forte inflation.

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