:
Témoignage
"Un geste incontestablement héroïque" : six ans après l'attentat de Trèbes, l'émotion du supérieur du colonel Beltrame
Le colonel Gay n'est pas prêt d'oublier ce 23 mars 2018 : il est en réunion quand il apprend la prise d'otages à l'intérieur du Super U de Trèbes, aux cris de "Allah Akbar". Un salarié et un client viennent d'être abattus. Juste avant, le terroriste a tué un homme sur un parking de Carcassonne. Armé d'un couteau, d'un pistolet, d'une grenade et d'explosifs, il retient une caissière en otage. Le colonel Sébastien Gay se rend immédiatement sur les lieux.
franceinfo : Quelle est la situation quand vous arrivez sur place ?
Colonel Sébastien Gay : Quand j'arrive sur les lieux, il y a déjà des gens à l'intérieur : des unités du groupement de gendarmerie de l'Aude avec le colonel Beltrame. Les premiers arrivants, quelle que soit leur unité, cherchent à mettre un terme à l'attentat terroriste. Et en fait assez rapidement, en déroulant un schéma sans que j'aie besoin de donner un ordre, on arrive à une situation stabilisée où on a évacué les derniers clients, dernières victimes potentielles, du supermarché. Le terroriste est fixé, immobilisé à un endroit avec un otage. Donc la crise n'est pas terminée, mais on sait qu'à priori nous n'aurons pas de victime supplémentaire et que nous pouvons stabiliser la situation en attendant les unités d'intervention, le GIGN de Toulouse et de Paris.
Et c'est quelques minutes après ce compte rendu comme quoi la situation est stabilisée que j'apprends que le colonel Beltrame vient de s'échanger avec le dernier otage. C'est une nouvelle assez particulière, que je prends comme un uppercut au foie. Ça secoue parce que ça change tout. Et là on se raccroche à sa formation militaire, donc on réanalyse la situation : un preneur d'otages et un otage. Situation inchangée par rapport à avant, même si la nature de l'otage a changé, bien sûr. Mais en fait la situation tactique n'a pas changé. Donc on ne change rien, on reste sur place, on parle d'assaut avec des gens qui ne sont pas forcément équipés pour ça, et c'est l'interminable attente qui durera environ trois heures jusqu'au dénouement que nous connaissons bien.
Il y a l'assaut du GIGN de Toulouse, on entend des coups de feu là où est retenu Arnaud Beltrame. Qu'est-ce qui se passe après ?
Ce qui se passe après, c'est qu'on me rend compte des coups de feu à l'intérieur du supermarché. Le directeur général donne l'ordre d'assaut, que je relaie au GIGN, qui se prépare et qui met en œuvre son dispositif d'assaut. Et là, il se passe quelques secondes, quelques minutes, avec ce phénomène de dilatation et de contraction temporelle qui fait que ces minutes durent quelques secondes et ces secondes durent des heures... Et ensuite, je reçois le compte rendu comme quoi l'assaut est terminé. Je m'approche du supermarché.
"Je prends avec moi deux gendarmes d'un peloton de surveillance et d'intervention, et je rentre dans le supermarché. Et là, c'est une scène assez assez chaotique."
Colonel Sébastien Gayà franceinfo
Il y a un gendarme qui a été blessé, qui a saigné assez abondamment, ça se voit. Et je vois assez rapidement dans la caisse centrale le collègue Beltrame allongé, avec un médecin du Samu qui lui porte secours, et le terroriste. Le soir même, quand je lui rends une première visite à l'hôpital, on sent bien que cette situation est critique. Et le lendemain matin, à 5h et demie, on reçoit l'appel fatidique.
Et c'est difficile pour un chef.
C'est difficile pour un chef, c'est difficile pour tout le monde. C'est quelqu'un qui avait tout de suite pris beaucoup place au sein du groupement. La deuxième personne à laquelle je l'apprends, c'est mon épouse qui l'avait connu. Donc c'est quelque chose qui rentre chez nous... Derrière, la priorité, ça devient de dire aux gendarmes du groupement qu'ils ont rempli leur mission même si l'un des nôtres est tombé, c'est une phase assez difficile au petit matin, et ensuite, assez durement peut-être, de les maintenir au travail parce que la population de l'Aude est choquée, traumatisée. On ne peut pas dire aux gendarmes : "Rentrez chez vous, allez vous reposer". Il faut qu'ils soient sur le terrain, il faut qu'ils soient présents.
Ce geste d'Arnaud Beltrame, qui échange sa place avec celle de la caissière prise en otage, sera au cœur du procès. Et ce geste ne vous a pas surpris ?
Je dirais que sur le coup, je ne l'ai pas accueilli comme quelque chose de tout à fait naturel quand même. Mais par rapport à la personnalité d'Arnaud, rétrospectivement, c'est quelque chose qui ne m'a pas surpris : ça correspondait à son niveau d'engagement, à sa façon de réfléchir. Ma compréhension de ce qu'il a pensé à ce moment-là, c'est que, en retirant l'otage civile de l'échiquier et en proposant quelque chose à la place : lui-même, parce qu'il ne pouvait rien proposer d'autre, en fait il mettait dans un certain sens un terme à la crise. On ne pouvait plus avoir de victime supplémentaire, c'était ensuite un problème entre soldats et terroriste.
"C'est quelqu'un qui avait une grande expérience, qui avait eu un passage dans les forces spéciales de la gendarmerie. Je pense qu'il estime pouvoir influer positivement sur la résolution de la crise, soit en négociant avec le terroriste, soit en facilitant l'intervention du GIGN."
Colonel Sébastien Gayà franceinfo
À l'époque, il y a eu un débat au sein de la gendarmerie à propos de ce geste d'Arnaud Beltrame. Car il s'agit bien d'un geste héroïque, mais totalement hors procédure, "en dehors des clous". Une erreur tactique, diront même certains.
C'est un geste qui ne correspond pas à la doctrine. On est dans une situation où moi je commande à l'extérieur, je suis à ma place. Le colonel Beltrame commande à l'intérieur, il est à sa place. Mon officier de permanence commande à l'état-major, il est à sa place. On s'est structurés pour gérer la situation et à un moment, un peu comme si le sol se dérobait sous vos pieds, vous avez votre chef de contact qui disparaît de l'équation. Donc il faut se réorganiser : à la fois on remplace une victime civile potentielle par un gendarme, donc on peut considérer que c'est moins grave, mais c'est aussi l'un des nôtres, c'est un camarade. Donc ça peut nous pousser à commettre des erreurs, incontestablement. Erreurs que nous n'avons pas commises, en tout cas pas sur le plan tactique. On pourra débattre sur le sujet à l'envi, mais ce geste, c'est un geste individuel, personnel et héroïque, incontestablement.
Arnaud Beltrame était votre adjoint, c'était un camarade de longue date pour vous. Quelles qualités avait-il ?
C'était quelqu'un de très engagé. C'est toujours précieux d'avoir quelqu'un qui s'engage sans compter au service de son unité, au service de la population. C'est quelqu'un qui avait beaucoup d'idées, qui réfléchissait vite, qui était très imaginatif, qui savait sortir des cadres, des normes habituelles, proposer des idées très originales tout en sachant revenir dans le cadre d'emploi qui est le nôtre. Et à la fois quelqu'un très respectueux de la hiérarchie et des cadres, des normes que lui-même faisait appliquer au quotidien dans ses responsabilités.
Demain, mardi, vous allez témoigner devant la Cour. C'est important pour vous de témoigner, de venir et d'évoquer le souvenir d'Arnaud Beltrame ?
C'est important pour moi de vivre cette phase, en effet. À la fois pour parler de mon adjoint en tant que chef et également pour faire le récit de ce que la gendarmerie a fait ce jour-là, de façon tout à fait admirable.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.