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La question migratoire vue du Maroc, de Tunisie et de Turquie

Dans le club des correspondants, franceinfo passe les frontières pour voir ce qui se passe ailleurs dans le monde. Aujourd'hui, direction le Maroc, la Turquie et la Tunisie, qui utilisent chacun à leur manière la question des migrants dans leurs relations avec leurs voisins européens.

Article rédigé par franceinfo - Seddik Khalfi, Maurine Mercier et Anne Andlauer
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Recep Tayyip Erdogan, le président turc, le 21 avril 2021, à Ankara. (ADEM ALTAN / AFP)

Huit mille migrants clandestins au moins ont franchi en début de semaine la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Ceuta. Cet afflux a été qualifié d’"agression" par l’Espagne qui accuse Rabat de "chantage".

Le Maroc n’apprécie pas les rapports déséquilibrés Nord-Sud

La colère, au Maroc, grondait déjà depuis quelques mois dans la région frontalière de Ceuta. La question sociale est d’ailleurs la première raison qui a provoqué cette marée humaine vers l’enclave. Les habitants des villes frontalières des enclaves espagnoles ont un statut à part. Ils étaient autorisés à entrer et à sortir librement. La plupart vivaient de commerce et surtout de contrebande. C’était avant la crise du Covid-19, qui a imposé la fermeture des frontières et plongé des populations entières dans la misère.

Le relatif laissé faire des autorités marocaines laisse penser à un chantage à l’immigration. Officiellement, il n’y a pas de lien entre cette crise des migrants et la crise diplomatique entre le Maroc et l’Espagne. Mais il est certain que Rabat est furieuse contre Madrid. L’Espagne a accueilli Brahim Ghali, chef du Front Polisario, sous une fausse identité, et en essayant de cacher l’information à son voisin du Sud. Le ministre marocain des affaires étrangères et l’ambassadrice à Madrid ont appelé l’Espagne à assumer ses responsabilités.

Il ne s’agit donc pas d’un chantage pour obtenir des fonds européens, comme cela a pu être le cas pour la Lybie de Kadhafi ou la Turquie d’Erdogan. Rabat tape du poings sur la table car elle n’apprécie pas ces rapports déséquilibrés Nord-Sud. Des rapports dans lesquels les pays européens sont gourmands de coopération judiciaire, policière pour lutter contre le terrorisme par exemple, ou de coopération commerciale qui ouvre les eaux marocaines aux bateaux espagnols. Mais des rapports dans lesquels, l’Espagne, premier partenaire du Maroc, tire avantage tout en apportant son soutien implicite aux ennemis de l’intégrité territoriale du royaume.

L'Italie veut que Tunis fasse barrage aux migrants

La ministre italienne de l'Intérieur Luciana Lamorgese et la commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, se sont rendues jeudi 20 mai en Tunisie, pour proposer de l'aide économique en échange d'un effort accru de Tunis pour empêcher les migrants d'arriver en Europe. L'Italie est l'un des principaux points d'entrée en Europe pour les migrants en provenance d'Afrique du Nord. Et au moins 685 migrants ont péri depuis le 1er janvier en Méditerranée, dont la grande majorité sur cette route centrale considérée comme la plus meurtrière du monde, selon l'ONU.

Mais difficile d’imaginer des intérêts plus divergents. D’un côté : la ministre italienne qui a vu depuis le début de l’année plus de 13 000 migrants arriver sur son sol, soit trois fois plus que l’an dernier à la même période, dont une majorité de Tunisiens. De l’autre côté, la Tunisie, qui n’a peut-être jamais autant souffert d’un point de vue économique. L’Europe – Italie en tête – veut que Tunis bloque les migrants sur son sol, y compris les migrants subsahariens qui transitent par la Tunisie. Réponse du Premier ministre tunisien : "L’immigration ne devait pas être considérée comme une menace". En langage moins diplomatique, cela signifie que la liberté de circulation est un droit fondamental. Que si les Européens viennent librement en Tunisie, les Tunisiens doivent pouvoir se rendre en Europe sans risquer de mourir. Et puis, les autorités tunisiennes refusent de devoir gérer les migrants subsahariens sauvés en mer ou qui transitent par la Tunisie vers l'Europe. Elles ont d’ailleurs réitéré leur refus de créer plus de centres d'hébergements pour migrants.

Mais la ministre de l’intérieur italienne a les moyens de faire pression parce que l’économie tunisienne est à terre. Tunis va tenter d'obtenir de l'Italie de l'argent en échange de garde-côtes plus performants. C’est l’éternel remède sauf qu'il ne résout en rien le problème. La ministre de l’Intérieur italienne est déjà venue à Tunis l’an dernier. Dans l'intervalle, les tentatives de traversées de la Méditerranées ont tout simplement explosé.

En Turquie, premier pays d’accueil de réfugiés au monde avec au moins 3,7 millions de Syriens enregistrés, le contrôle des frontières est aussi une affaire politique. En mars 2016, l’Union européenne et la Turquie ont signé un accord qui engage cette dernière à garder les réfugiés chez elle en échange d’un soutien financier de plusieurs milliards d’euros. Ce "pacte migratoire" est toujours en vigueur mais la Turquie, depuis le début, l’utilise pour faire pression sur les dirigeants européens. Et elle est d’autant plus consciente qu’il s’agit d’un moyen de pression que cet accord a été signé pour répondre à la crise migratoire de 2015, quand des centaines de milliers de personnes étaient entrées en Europe depuis le territoire turc.

En Turquie, les réfugiés syriens contribuent aussi à l'économie du pays

Alors en effet, la Turquie a rempli sa part du contrat, puisque les départs ont considérablement diminué après la signature. Mais le président Erdogan a aussi fait savoir très tôt qu’il pourrait rouvrir les frontières s’il estimait que l’Europe ne l’aidait pas assez. C’est ce qu’il a fait – ou tenté de faire – en février 2020. Des milliers de migrants ont accouru à la frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce quand Tayyip Erdogan a prétendu que les portes de l’Europe étaient ouvertes. En réalité, très peu ont réussi à passer par la route. Reste la voie maritime – celle qui a déjà tellement tué. Mais si Recep Tayyip Erdogan ordonnait à ses garde-côtes de fermer les yeux sur les passages en mer Egée, il aurait du mal à se justifier du drame humain qui en découlerait.

Le président turc accuse l’Europe de ne pas encore avoir versé la totalité des six milliards d’euros promis, tandis qu’Ankara aurait dépensé des dizaines de milliards d’euros pour accueillir les Syriens. Pour mieux mettre en avant leur générosité, les autorités turques ont en effet tendance à présenter les Syriens comme un fardeau qu’elles porteraient seules ou presque.

Il est très rare que des officiels soulignent la contribution des réfugiés à l’économie. Or cette contribution est réelle. L’Union des chambres et des bourses de Turquie estime par exemple que les Syriens ont investi environ 7 millions de dollars dans des entreprises turques sur les trois premiers mois de l'année. Selon les derniers chiffres officiels, près de 14 000 sociétés établies en Turquie ne comptent que des associés syriens. Quand on discute avec eux, les entrepreneurs, les commerçants et même les salariés syriens qui travaillent ici légalement regrettent que la Turquie les présente uniquement comme une charge, alors qu’ils payent des impôts, créent de la richesse et consomment comme les Turcs. Les Syriens sont nombreux à estimer qu’un changement de discours aiderait à améliorer leur image dans l’opinion publique, globalement très hostile à leur présence.

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