Témoignages
Ligue 1, droits télé et IPTV : plongée au cœur d'un business illégal qui rapporte beaucoup aux fournisseurs pirates

Les offres légales sont jugées hors de prix. Les fans de foot préfèrent se tourner vers les plateformes pirates qui profitent de la crise actuelle du marché. Franceinfo a mené l'enquête.
Article rédigé par Stéphane Pair
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Environ 8,5 millions d’internautes (soit 16%) continuent d’avoir recours au piratage en 2023. (CAVAN IMAGES / GETTY IMAGES)

Depuis la reprise du championnat de football, les fans de foot sont de plus en nombreux à regarder les matchs de leurs équipes favorites sur des plateformes pirates plutôt que de souscrire aux offres légales souvent boycottées et jugées hors de prix. Un piratage massif qui oblige le tout nouveau diffuseur télé du championnat de France, le Britannique DAZN, à casser les prix de ses abonnements à compter de mardi 10 septembre... mais pour deux semaines seulement.

Or, ces fournisseurs d’accès pirates profitent de la crise actuelle du marché. On peut les contacter via Telegram, comme celui qui se fait appeler "Descartes". Ce Français de 23 ans explique vivre dans un pays voisin de la France, mais compte déménager bientôt hors d’Europe "pour sa propre sécurité". Il vend des "services" sur Telegram depuis qu’il est mineur, affirme-t-il.

"Les revendeurs comme nous, il y en a des milliers"

Vidéo et capture d’écran à l’appui, Descartes prouve que, depuis cet été, il travaille surtout les soirs de match, avec une équipe de 20 détaillants pour vendre sur Telegram des abonnements IPTV via des serveurs basés à l’étranger. L’Internet Protocol TV (IPTV), c’est une application et un code qui, le plus souvent sans l’aide d’un boîtier électronique, permettent pour moins de 90 euros par an, parfois beaucoup moins, l’accès à des centaines de chaînes de tous les pays, dont la totalité du foot français, européen, et même international. Un business illégal qui rapporte beaucoup aux fournisseurs pirates, explique Descartes qui profite à plein de la crise actuelle.

"Les jours de match, je peux tourner à peu près à 700, 800 euros par jour de gains dans ma poche".

Descartes, un pirate qui vend des abonnements IPTV

à franceinfo

"Pendant les jours de semaine où il n'y a pas trop de matchs, on peut tourner autour de 400 à 500 euros, assure Descartes. Je dirais que 90% des clients sont de nouvelles personnes. La majorité, c'est pour le foot. Actuellement, je dirais qu’en deux semaines, j’ai peut-être 450 clients. C'est énorme le nombre de messages qu'on peut recevoir par jour”.

Face à la lutte anti-piratage, Descartes se dit à l’abri : "Personnellement, les serveurs, je sais qu'ils ne sont pas en France, donc ils vont avoir de la difficulté à les arrêter. Quand les autorités vont arrêter un serveur, un autre va se lancer. Les revendeurs comme nous, il y en a tellement, il y en a des milliers, sur Snapchat ou sur Telegram. Faudrait faire un gros ménage pour les arrêter. Je pense que ça ne s'arrêtera jamais".

2,5 millions de Français suivent le foot illégalement, estime Odoxa

L’essentiel de l’offre de piratage de la ligue 1 et 2, en IPTV ou en streaming se trouve sur la messagerie cryptée Telegram, mais pas seulement, Signal, Snap et, depuis peu, TikTok sont aussi concernés. Pour le premier match de la saison, Le Havre-PSG, on estime que plus de 200 000 personnes étaient connectées sur Telegram. Lors de la troisième journée, la plupart des principaux matchs du championnat étaient encore accessibles. Plus de 50 000 fans ont ainsi regardé Lille-PSG.

L’institut de sondage Odoxa s’est penché récemment sur le sujet en se basant sur un échantillon de 1 000 Français, le sondeur estime qu’environ 2,5 millions de Français suivent le foot illégalement. En cause : la qualité de l’offre et surtout les prix pratiqués jusqu’ici par DAZN répondent 60% des personnes interrogées quand seulement 37% jugent la pratique répréhensible.

Depuis sa création, l’Arcom coordonne la lutte contre le piratage des contenus sportifs sur internet. Elle utilise la prévention en diffusant des spots télé sur les grandes chaînes françaises. "Personne ne croit que l'offre légale est le pilier du sport aujourd'hui", dit ce spot en cherchant à responsabiliser le passionné de foot.

174 sites diffusant illégalement les matchs de Ligue 1 ont été bloqués depuis août

Mais le nerf de la guerre contre le piratage massif du sport sur internet reste la répression des réseaux illégaux et une politique de blocages ciblée des sites clandestins. Depuis 2022, l’ARCOM, la Ligue professionnel de Football (LFP), l'Association pour la protection des programmes sportifs et la Fédération Française des Télécoms (qui regroupe les principaux fournisseurs d’accès internet comme Orange, Bouygues ou SFR), tentent d’endiguer le piratage de la diffusion des matchs de foot alors que 8,5 millions d’internautes (soit 16%) continuent d’avoir recours au piratage en 2023.

Depuis la reprise du championnat cet été, et une décision du Tribunal Judiciaire de Paris du 2 août en faveur de la LFPl’ARCOM a coordonné plusieurs raids contre ces plateformes pirates. Le gendarme de l’audiovisuel estime que 174 sites diffusant illégalement les matchs de Ligue 1 en streaming, dont des sites miroirs, ont été bloqués depuis août dernier.

Des blocages "DNS", comme disent les techniciens, qui ont lieu juste avant la diffusion des matchs. "Au moment de la diffusion des matchs, les ayants droit, par exemple la Ligue de foot, vont les signaler, explique Pauline Combredet-Blassel, la directrice générale adjointe de l’ARCOM où une demi-douzaine d’agents sont mobilisés. Une fois ces signalements reçus, nous allons traiter l'ensemble de ces services et à chaque fois qu'il s'avère qu'ils piratent effectivement la compétition sportive, on va en demander le blocage juste avant le prochain match pour éviter notamment qu'ils se répliquent à nouveau".

Entre 2022 et 2023, l’ARCOM estime que près de 3 370 noms de domaine ont été bloqués, majoritairement des sites de live-streaming ainsi que des services IPTV diffusant du football. Sur la même période, le piratage a reculé d’environ 30% selon les estimations de l’ARCOM. Des chiffres qui contrastent avec la tendance observée ces derniers mois sur les réseaux spécialisés.

Le poids des droits télé

Face au piratage, voire aux appels au boycott de certains supporters, la plate-forme de streaming britannique DAZN vient de réagir. Après avoir déjà déboursé 400 millions d’euros pour la diffusion de huit matches de L1 en direct, elle a décidé de solder à partir d’aujourd’hui et jusqu’au 22 septembre ses différentes offres avec ou sans engagement. Cet effort peut-il éviter l’accident industriel ? DAZN, via l’agence de communication Havas, n’a pas répondu aux différentes questions de franceinfo. Quant aux ayants droit, la Ligue de Football Professionnel, un communiqué général envoyé à franceinfo rappelle sa lutte inlassable contre le piratage des contenus sportifs.

Parmi les acteurs historiques de la diffusion de la Ligue 1 en France, un haut cadre accepte pourtant de nous parler, mais il veut garder l’anonymat. Sa lecture du marché est plutôt pessimiste. "Ce piratage, à terme, va tuer tout un écosystème", explique-t-il. "Les clubs sont trop dépendants des droits télés, en moyenne entre 60 et 70%, quand c’est beaucoup moins dans le rugby. Les présidents sont mécontents, car la Ligue leur a promis beaucoup d’argent et ils ont le sentiment qu’on leur a vendu de la poudre aux yeux, poursuit ce cadre. Quant au fan et consommateur de foot, pour la quatrième fois en six ans, l'opérateur change alors qu’on lui a promis le contraire. Résultat : tous ceux qui veulent voir à tout prix leur club et ont besoin de ce feuilleton hebdomadaire auquel ils sont habitués depuis des décennies, vont continuer selon moi de se tourner vers les solutions de contournement, comme le piratage".

Toujours selon ce haut cadre, "même des gens moyennement agiles d'un point de vue digital, ont les clés pour pouvoir se procurer la diffusion des matchs sur des sites étrangers. Le supporter se fiche de la qualité du commentaire. Il est prêt à suivre le match sans le son. Mais surtout ce qui risque de se passer, c’est une forme de désaffection générale de la Ligue 1 et un intérêt grandissant pour les rencontres européennes", tacle-t-il.

"La L1 n'est clairement pas dans le top 5 des championnats européens. Elle a peut-être vécu au-dessus de ses moyens".

Un haut cadre, acteur historique de la diffusion de la Ligue 1

à franceinfo

Et de conclure : "C'est un peu la fable de La Fontaine 'La grenouille et le bœuf'. Et aujourd'hui, la ligue est plus proche de la grenouille que du bœuf".

Selon lui, l’objectif commercial communiqué par DAZN (1 à 1,5 million d'abonnés d’ici février) est inatteignable. Et pour cause, selon ses informations, le dernier diffuseur de la ligue 1, Amazon Prime, n’a jamais dépassé le million d’abonnés, mais tournait plutôt autour des 600 000 abonnés avec engagement.

Une lutte qui coûte cher

Dernier point important : bloquer les accès aux sites de streaming qui diffusent le foot coûte de l’argent. La Fédération Française des Télécoms ne souhaite pas préciser ce chiffre confidentiel. Mais cette facture, nous rappelle la fédération, est en partie à la charge des ayants droit. C’est bien la Ligue professionnelle de football, délégation de service public, qui paye la note salée de la lutte anti-piratage. "Nous ne sommes pas des acteurs du marché des droits sportifs, précise Romain Bonenfant, directeur général de la Fédération Française des Télécoms. Ce n'est pas à nous de juger, mais on voit bien que le développement d'une offre légale pertinente, au bon prix, qui répond aux attentes des consommateurs, est évidemment un élément essentiel dans la lutte contre le piratage. La lutte contre le piratage nous coûte évidemment de l'argent en investissement. Il faut savoir qui paye cette lutte et chacun doit prendre ses responsabilités".

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.