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Menaces, intimidations, violences : les magistrats en première ligne

Ils sont au contact des terroristes ou des braqueurs, mais aussi du parent qui perd la garde de son enfant ou d'un mineur qui doit aller en détention. Les magistrats sont en première ligne des menaces et des violences sans pour autant bénéficier d’une grande protection.

Article rédigé par Pierre de Cossette
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5 min
Manifestation nationale pour dénoncer le malaise dans le monde de la justice et la dégradation des conditions de travail, le 15 décembre 2021. (VINCENT ISORE / MAXPPP)

En juin 2019, Magali Tabareau est passée tout près de la mort. Cette présidente de Cour d’assises à la Cour d’appel de Versailles s’apprête à partir travailler. Elle raconte à franceinfo : "Aux alentours de 9h, quelqu'un sonne à la porte (…) et je constate qu’il y a un homme d'une trentaine d'années qui se trouve devant le portillon (…) Il est à visage découvert, (…) il se porte à ma hauteur (…) et il me dit 'Je dois vous remettre un courrier'. Moi je dis écoutez, donnez-le moi. Il met la main dans la sacoche, il sort une arme, il tend le bras. Il tire."

>> Le témoignage intégral de Magali Tabareau

L’affaire émeut jusqu’à l’Elysée, et choque évidemment la profession qui se souvient du dernier juge qui a payé de sa vie son engagement : le juge marseillais Pierre Michel, assassiné en 1981.  Magali Tabareau, 56 ans, magistrate expérimentée, ancienne juge d’instruction, doit sans doute son salut au fait d’avoir tourné la tête. Depuis ce tir d’arme à feu – Magali Tabareau insiste sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un tir de flashball comme cela a pu être écrit à l’époque – elle a subi sept opérations au visage.

L’homme qui a tiré, dont le visage a été enregistré par le visiophone de la maison, n’a jamais pu être identifié. La juge elle-même n’a aucun souvenir de l’avoir croisé. "Je n’étais pas menacée" dit celle qui espère que l’appel à témoins lancé fin septembre par les gendarmes portera ses fruits.

Magali Tabareau relève surtout que dans son cas, "on est passé à un stade supérieur qui est celui d'atteinte à la sphère privée." Dans leur immense majorité, les magistrats français ne sont pas protégés. Les juges antiterroristes le sont systématiquement, pour le reste c’est du cas par cas. En cas de demande, c’est le ministère de l’Intérieur qui évalue la menace – via l’unité de coordination de lutte antiterroriste (Uclat) – puis qui décide ou pas de mobiliser des policiers du Service de la protection (SDLP).

Récemment, une magistrate de l'ouest de la France spécialisée dans les affaires de criminalité organisée a demandé une protection, qu’elle a fini par obtenir, après des menaces de mort de plusieurs suspects qu'elle avait mis examen dans un dossier de règlements de comptes sur fonds de trafic de drogue.

Les juges "du quotidien" au contact de "personnes démunies" aux "réactions imprévisibles"

Les magistrats antiterroristes et spécialisés dans la criminalité organisée l’avouent sans difficulté : ce sont leurs collègues qui gèrent la justice du quotidien qui sont le plus confrontés à la violence. C'est le cas des juges aux affaires familiales qui règlent par exemple des divorces douloureux, les juges des tutelles, qui peuvent s'occuper de personnes psychologiquement fragiles ou encore les juges des enfants.

Une magistrate de l'est de la France raconte à franceinfo l’agression qu’elle a subie, dans son bureau, lorsqu’un garçon de 17 ans s’est saisi d’une chaise et l’a frappée au visage. "Je lui expliquais qu’il devrait retourner en détention. Cela s’est passé en un éclair. Son regard est devenu noir. Les deux policiers dans le bureau n’ont pas eu le temps de réagir."

La juge a conscience d’avoir affaire à "une population très difficile, démunie souvent, aux réactions totalement imprévisibles. Je ferais un parallèle avec les soignants, les forces de l'ordre, mais également le monde enseignant", poursuit-elle. Autre particularité de son métier, "le juge des enfants est en première ligne parce qu’il enlève quand même aux familles ce qu'il y a de plus sacré, c'est-à-dire leur bébé. Et ça, ça peut mettre des gens totalement hors d'eux."

Quelques mois après avoir repris le travail, la magistrate a subi – indirectement – une nouvelle menace. "Un père de famille a fait du grabuge sur le parvis du tribunal. Il n’était pas content de l'audience qui concernait son fils. Et face à l'éducateur, il a laissé entendre que j'avais reçu une chaise en plein visage, mais que ça n'avait pas suffi, qu'il m’en fallait une deuxième." Elle a déposé plainte avant d’être rattrapée par le stress, et est aujourd’hui arrêtée.  "Ces moments-là n'ont pas facilité ma reconstruction et ont contribué à ce que je continue à aller travailler la peur au ventre. Mais toujours, en faisant abstraction de mes émotions, de mes sentiments, de ma peur. Parce qu'un juge ne peut pas montrer ce qu'il ressent."

Difficile de mettre un chiffre sur les menaces, les intimidations, les violences

"On a beaucoup parlé de l'armée comme étant une 'grande muette', mais je crois que nous en sommes aussi une", affirme Magali Tabareau. Si peu de plaintes sont déposées c’est d’abord, dit-elle, parce que pour les cas les moins graves, les magistrats en parlent entre eux, "souvent sur le ton de la boutade". Mais aussi par crainte de ne plus être jugé apte à instruire un dossier et à en être dessaisi. Le but de ceux qui menacent ou intimident peut être "de choisir leur juge. Ce n’est pas possible."

C'est donc une réalité difficilement quantifiable. Si beaucoup de magistrats ressentent une hausse des menaces, insultes et même violences à leur encontre, il n’existe pas de donnée statistique pour étayer ce sentiment. Au ministère de la Justice, seul existe le recensement des recours à ce qu’on appelle "la protection fonctionnelle", c’est-à-dire l’aide de l’administration à un juge qui – dans ce cas de figure – s’est déclaré victime. Or, depuis le début de l’année 2022, selon les chiffres transmis par la Chancellerie à franceinfo, seuls 16 magistrats (sur un effectif national de 10  000 environ) ont bénéficié de cette protection fonctionnelle, pour violences, menaces, outrages ou diffamation – un chiffre dans la moyenne des dix dernières années.

"Ce n’est pas dans notre culture de déposer plainte", avance une magistrate pour expliquer la difficulté à quantifier le phénomène. Elle se souvient un jour avoir reçu, dans un dossier sensible, une lettre de menace avec une balle. "J’en ai plaisanté. C’était peut-être de l’inconscience".

Faut-il anonymiser les juges ?

Le dispositif existe chez les policiers, dans les renseignements ou l'anti-terrorisme. Sur les procès-verbaux, les enquêteurs sont des numéros.

Magali Tabareau y serait plutôt favorable. Et relève que de plus en plus de jurés (populaires) s’inquiètent lors des sessions de cour d’assises de voir leurs noms donnés devant le tribunal. "Avec les nouveaux médias et les réseaux sociaux, avance-t-elle , c'est tellement simple de trouver l'adresse et les coordonnées de quelqu'un. Et je crois que les gens finissent par vivre un peu dans la peur. Donc je ne dis pas que ça sera utile, mais si ça peut rassurer, pourquoi pas  ?"

Dans ce contexte difficile, les deux principaux syndicats de magistrats lancent un appel à la grève, prévue le mardi 22 novembre. Cela arrive un an après la tribune des 3  000 magistrats publiée dans Le Monde, le 23 novembre 2021 - et soutenue par les avocats dans une tribune publiée par franceinfo - pour dénoncer le manque de moyens et les conditions de travail dans la justice.


La profession s'était récemment émue à la suite du décès en pleine audience d'une juge à Nanterre. Cette affaire a remis en lumière l'environnement de travail très compliqué auquel les magistrats sont confrontés.

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