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La traque des "antiquités de sang", des zones de guerre tenues par Daech jusqu'à l'arrière-boutique d'antiquaires indélicats

franceinfo a pu suivre le travail des enquêteurs qui cherchent à identifier les vendeurs d’"antiquités de sang", ces œuvres d’art pillées sur des terrains de guerre et soupçonnées de financer des réseaux criminels.

Article rédigé par franceinfo - Pierre de Cossette
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le colonel Percie du Sert (PIERRE DE COSSETTE / RADIO FRANCE)

On les appelle les "antiquités de sang" : des sculptures, des vases, des pièces, déterrées dans des zones de conflit et au-delà de la Lybie jusqu’à l’Irak, voire l’Afghanistan. Des objets souvent revendus pour financer le terrorisme.

Vincent Michel, est archéologue, professeur à l’université de Poitiers et il y a quelques jours encore, il formait des confrères afghans. Il a pu le constater, le déclic dans le milieu de l’art est la guerre en Syrie : "La prise de conscience est récente : elle date de 2014-2015, indique-t-il. C'est-à-dire que Daech organisait des fouilles clandestines, vendait des permis de fouille, percevait entre 20% et 30% des objets qui étaient prélevés pour financer une partie de leur activité, qui consistait à commettre des attentats chez nous. Et là, nos intérêts sont menacés."

1 847 trous creusés dans l'Ouest syrien

Sur le site d’Apamée, dans l’ouest de la Syrie, 1 847 trous ont été creusés, nous dit l’archéologue. Une fois récupérés, les objets sont "toilettés" : "On va leur ajouter une tête alors qu'au départ il n'y avait pas de têtes, explique ainsi Vincent Michel. On va les nettoyer ou au contraire conserver la patine."

Pour revendre ces pièces antiques, encore faut-il leur donner un visage légal : "Ces objets-là, les trafiquants vont leur créer une légende, un passé, explique le colonel Hubert Percie du Sert, le patron de l'Office central des biens culturels à la police judiciaire. Composé de 27 agents, principalement policiers et gendarmes mais aussi des assistants spécialisés comme des juristes, il compte trois groupes d'enquête et un de suivi du renseignement criminel qui renseigne par exemple la base Treima, qui recense 100 000 objets signalés volés ou disparus.

Le reliquaire de l’abbatiale de Fécamp dans la base Treima. (PIERRE DE COSSETTE)

"Les trafiquants, poursuit Hubert Percie du Sert, vont les faire apparaître sur certaines places, les associer à des collections ou faire de multiples ventes fictives pour justifier d'une existence sur plusieurs années."

"Ces réseaux disposent, dans les zones de conflit, d'une vraie logistique alliée à des experts du commerce des œuvres d'art qui profitent de leurs réseaux internationaux pour blanchir et faire réapparaître ces objets, dans les salles de vente notamment."

Hubert Percie du Sert

à franceinfo

Le trafic s'organise avec la complicité d’antiquaires au mieux peu regardants et dans le pire des cas, qui y participent sciemment. Une affaire est à cet égard emblématique : celle d’un jeune Catalan, Jaume Bagot, 32 ans, surnommé "l’enfant prodige des arts anciens", présenté comme le dirigeant d’un réseau international. Il doit être jugé en Espagne pour trafic en lien avec le financement du terrorisme.

"On travaille sur l'ego de l’acheteur"

Le commandant de police Jean-Luc Boyer travaille depuis près de 30 ans à l’OCBC. Il connait bien le talon d’Achille des clients. "On travaille sur l'ego de l'acheteur et la vanité, celle d'avoir l'objet que personne n'a vu, la recherche du Graal, décrit Jean-Luc Boyer. Et là, tout le monde se fait avoir ! Cela peut être quelqu'un d'un musée qui veut compléter une collection avec la pièce rare ou qu'on n'a jamais vue. Les escrocs et les voyous jouent sur ces failles-là."

Le commandant Boyer tient dans ses mains un faux Modigliani. (PIERRE DE COSSETTE / RADIOFRANCE)

"Les trafiquants vont blanchir l'objet de manière juridique : ils prétendent qu'il a appartenu à un collectionneur célèbre.
 Ils font 'parler les morts', avec de fausses factures et de faux documents de sorties du territoire", poursuit Jean-Luc Boyer.

"Avec un carrousel de ventes, les professionnels vont créer un système de bonne foi, juridiquement très important pour les mettre sur les marchés et leur permettre d'atteindre des prix astronomiques."

Jean-Luc Boyer

à franceinfo

Et voilà la situation quasi inextricable pour les acheteurs dans un marché très concurrentiel : la Chine, par exemple, crée en moyenne 200 musées par an. Et la difficulté, c'est que, contrairement aux objets volés qu'on peut recenser bien par définition, les objets pillés ne sont pas connus, on ne peut pas les répertorier. Il existe seulement des listes rouges diffusées par le Conseil international des musées, des mises en garde par catégories d'objets.

Une "liste rouge" du conseil international des musées. (PIERRE DE COSSETTE / RADIO FRANCE)

Autant il existe des fichiers qui recensent les objets d’art volé, les policiers et les gendarmes de l’office des biens culturels ont le leur : il s’agit de la base Treima, on l'a vu plus haut, qui recense quelque 100 000 objets. Interpol a le sien, fort, lui d’environ 53 000 objets.

520 000 objets pillés par an en France

En France, 520 000 objets sont pillés par an, selon les estimations de l'association Halte au pillage. Avec un terrain favori : le sud-ouest, avec son passé gallo-romain. On y retrouve ceux qu'on appelle les "détectoristes", équipés de détecteurs de métaux, parfois très perfectionnés, pouvant sonder le sol très profond, à des prix frisant parfois les 35 000 euros.

La pratique s'est largement répandue, explique Vincent Michel. "Tout cela est accéléré par Internet qui permet en quelques clics de vous transformer en parfait pilleur, déplore-t-il. Vous pourrez toujours trouver un tutoriel pour trouver un site archéologique. Un autre qui explique comment déterrer, nettoyer; avoir une estimation du prix et comment aussi le le vendre."

"Avant, il fallait des intermédiaires, des gens qui connaissaient : désormais, le pilleur est aussi le vendeur."

Vincent Michel

à franceinfo

Le détectorisme consiste à faire de chacun de nous un archéologue en puissance qui va aller revendre les objets sur des sites internet en faisant fi de leur réalité historique, du lieu et des conditions dans lesquelles il a été prélevé, appuie Hubert Percie du Sert. Et ça fait perdre la compréhension de notre passé."

Et l'on vend sur Snapchat ou sur Telegram. L'Office des biens culturels se bat pour renforcer le sérieux des livres de police, ces registres tenus par les antiquaires et marchands d'art. "Nous préconisons par exemple la numérisation des registres des polices qui s'imposent à tous les marchands d'art, précise le colonel Hubert Percie du Sert, ainsi que l'obligation de faire de vraies recherches en provenance, c'est-à-dire d'être capable de justifier dans la limite de leur capacité de la provenance du bien." Et chez les archéologues, certains, comme Vincent Michel, militent pour la création d'un procureur national des biens culturels, comme pour le terrorisme ou le financier.

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