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"J'ai fait trois familles d'accueil et sept foyers, c'est beaucoup" : dans le Nord, enfants placés et professionnels de la protection de l'enfance tirent la sonnette d'alarme

La valse des lieux d'accueil, des foyers trop plein faute de place, des placements non adaptés… La protection de l'enfance est en danger alertent des magistrats, des avocats et des travailleurs sociaux.

Article rédigé par Sandrine Etoa-Andegue
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Dounia, enfant placée de 16 ans qui sortira de son parcours ASE à la fin du mois chez son avocate à Lille, Isabelle Henocque, du syndicat des avocats de France. (SANDRINE ETOA-ANDEGUE / RADIO FRANCE)

Les professionnels de la protection de l'enfance dans le département du Nord se mobilisent pour dénoncer la situation catastrophique du secteur de l'aide sociale à l'enfance (ASE). Boycott des audiences de placement, tribune dans la presse, courrier au président du Conseil départemental... ils tirent la sonnette d'alarme sur le manque de moyens.

Les enfants ballottés d'un endroit à un autre en sont les premières victimes. Des enfants devenus adultes, au parcours chaotique comme celui de Dounia, frêle jeune femme, placée depuis toute petite comme ses six frères et sœurs. Maman prostituée et toxicomane, des pères aux abonnés absents... elle a rendez-vous ce jour-là chez son avocate à Lille pour faire le point. À la fin du mois, elle ne sera plus officiellement une enfant de l'ASE. "J'ai fait trois familles d'accueil et sept foyers, c'est beaucoup", déplore Dounia.

"Tu ne sais pas où tu vas. Donc tu attends de voir où tu vas tomber. Avec qui ? Quelles personnes ? Quels éducateurs ? Tu commences à prendre l'habitude d'être trimballer comme un pion."

Dounia

à franceinfo

Le dernier endroit où elle a été placée est un foyer d'urgence. Dounia la bagarreuse, la fugueuse, y est restée finalement près d'un an. Elle est encore marquée par ce séjour : "Ce n'est pas un foyer, c'est la jungle. Il y a des bagarres qui éclatent comme ça du jour au lendemain et des trucs de fous. S'il n'y a plus de place dans un foyer, tu dis que tu ne peux pas. Ce n'est pas tu prends les gens et tu les fais dormir sur un lit de camp comme des chiens... jusqu'à ce qu'il y n'ait plus de lits de camp" dénonce-t-elle. Avant d'accuser :" Tu te fais violer par les veilleurs. Toutes les filles à qui c'est arrivé, on était parties au commissariat avec le foyer. On avait porté plainte. J'avais 14 ans." L'instruction est en cours. Dounia, fataliste, banalise son agression bien qu'elle regrette tout de même avoir dû rester dans ce foyer après ça.

Une situation intenable pour les éducateurs et les magistrats

Il y a 11 000 enfants qui sont confiés à l'ASE uniquement dans le Nord, le département français où il y en a le plus. Un chiffre qui a augmenté avec la crise sanitaire. Parmi ces enfants placés, un millier d'entre eux, selon le syndicat Sud, n'a pas de solution durable. Une situation insupportable dénoncée par les équipes d'éducateurs du secteur de Roubaix-Tourcoing. Depuis juin 2022, ils exercent leur droit de retrait et ne vont plus aux audiences de placement devant le juge des enfants. Marie et François, que franceinfo a rencontré, pointent l'exemple d'un enfant obligé de rester au domicile familial où il était en danger faute de place.

Marie et François, prénoms d'emprunt, travailleurs sociaux dans le secteur de Roubaix-Tourcoing qui exercent leur droit de retrait partiel depuis le mois de juin. (SANDRINE ETOA-ANDEGUE / RADIO FRANCE)

"Pendant un an, la situation était très difficile au domicile, raconte Marie. Ça a explosé de nombreuses fois et les parents pouvaient nous appeler pour nous dire : 'Il faut venir le chercher maintenant, parce qu'il va se passer quelque chose de grave.' On nous demandait de répondre qu'on ne pouvait rien faire. C'est l'inconnu en fait. Déjà, les enfants vivent une situation anormale, très stressante, et on leur dit : 'Tu es là déjà deux jours, et après, peut-être qu'on va retrouver quelque chose pour une semaine, le temps de trouver quelque chose à long terme.'"

"On a l'impression parfois d'être maltraitants. On sait que ce n'est pas forcément de notre fait, mais juste parce qu'il y a un manque de moyens, parce qu'on est à une place un peu ingrate. Pour d'autres, on a aussi l'impression de les abandonner."

François, éducateur

à franceinfo

Ces travailleurs sociaux acculés ne remettent d'ailleurs plus leur rapport sur un enfant qu'ils suivent aux magistrats. Ces derniers, qui dénoncent aussi le manque de moyens, se retrouvent en difficulté pour prendre leurs décisions, et doivent faire face à la détresse des familles. "Des enfants s'effondrent en pleurant à l'audience parce qu'ils ont besoin de voir leur situation évoluer et que, en l'état, la décision ne va pas pouvoir être prononcée au moment où ils s'y attendent, explique Gisèle Delcambre, juge des enfants à Lille et adhérente au syndicat de la magistrature. Des parents, aussi, qui viennent formuler des demandes auxquelles on ne peut pas répondre parce qu'on n'a pas le rapport d'échéance. On n'a pas d'évaluation de la part de l'aide sociale à l'enfance qui n'est pas présente. On est véritablement dans une situation inédite qui n'est pas entendable légalement."

Le syndicat majoritaire Sud Solidaire dénonce la suppression de plus de 300 postes entre 2015 et 2018, et accuse le département de faire des économies sur le dos de la protection de l'enfance. En juin 2022, le département a annoncé la création de 150 places en établissement, quand le syndicat en demande 1 000 pour répondre à l'urgence. Sollicité à plusieurs reprises, le président du département du Nord a refusé de répondre aux questions de franceinfo.

Pierre Msika, Mathieu Bouery, Gisèle Delcambre, juges des enfants à Lille et adhérents du syndicat de la magistrature. (SANDRINE ETOA-ANDEGUE / RADIO FRANCE)

Une crise de recrutements

Au-delà de la question des structures, il y a le manque de personnel. Le secteur de la protection de l'enfance est frappé par une crise du recrutement sans précédent. Certains départements font désormais appel à des agences d'intérim pour gérer des maisons d'enfants. C'est le cas du Calvados et de la Mayenne depuis 2022. Une solution faute de mieux, quitte à recruter en tant qu'éducateurs des personnes non qualifiées et à changer d'équipes souvent. C'est ce que dénonce Paul, un prénom d'emprunt, recruté en 2021 pour un peu moins de trois mois : "J'ai commencé par faire veilleur de nuit et éducateur en même temps. Les arguments, c'est qu'on a besoin de monde. Tout ça sans réel entretien, sans savoir ce que c'était ce métier."

"On voyait toujours un nouveau collègue pratiquement tous les deux ou trois jours, on ne comprend pas. J'ai travaillé trois mois là-bas et j'ai eu trois chefs de service différents."

Paul, éducateur

à franceinfo

Ce turn-over n'existe plus, assure le département du Calvados, qui rappelle aussi qu'il a dû trouver une solution dans l'urgence pour une quinzaine d'enfants. Le foyer est régulièrement inspecté, nous dit-on aussi en réponse aux dysfonctionnements listés par les syndicats. En Mayenne, Olivier Richefou, le président du Conseil départemental se défend aussi : "Ce ne sont pas des solutions au rabais. Entre personne et quelqu'un en intérim, pour l'enfant, il vaut mieux quelqu'un en intérim. Ce sont des enfants extrêmement difficiles à prendre en charge. Il faut que ça soit 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Dans ces structures, le prix de revient, pardon d'employer ce terme horrible, mais le prix pour un enfant sur une année, c'est 100 000 euros. Alors, il est important qu'on veille aussi, et on y tient beaucoup, que cet argent public n'enrichisse pas des sociétés privées, mais que ce soit bien un service de qualité rendu aux enfants." Il ajoute que les associations partenaires du département font, elles aussi, appel à des intérimaires, un phénomène nouveau mais inévitable.

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