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Réforme territoriale : mais où est la carte de la carte ?

Dans la Philo de l'Info, Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de Philosophie Magazine, parle de la réforme territoriale et de la notion de territoire.
Article rédigé par Bernard Thomasson
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
  (© Idé)

Je voudrais aujourd’hui vous dire quelques mots de la réforme territoriale, et du redécoupage des régions, mais je vais le faire en faisant un détour par la réflexion d’un philosophe et logicien polonais, Alfred Korzybski. Ce penseur est l’auteur d’une formule devenue célèbre : « Une carte n’est pas le territoire », qui a inspiré à Michel Houellebecq le titre de son dernier roman, La Carte et le Territoire, Goncourt 2010.

Dans un article de 1931, « Un système non-aristotélicien nécessaire pour la rigueur en mathématiques et en physique », Korzybski s’intéresse notamment à la manière dont on construit les cartes. Le texte est difficile, mais il donne un exemple plutôt simple. Considérons trois lieux réels du territoire, par exemple Lille, Paris et Marseille. Et supposons que nous les placions sur une carte sommaire, c’est-à-dire que nous posions sur une ligne, l’un après l’autre, dans cet ordre, trois points : Paris, Marseille, Lille.

L’automobiliste qui voyagera à travers le territoire français en suivant cette carte sera amené à faire un tour aberrant : il ira de Paris à Marseille avant de gagner Lille, ce qui le fera rouler sur 1775 kilomètres, là où une bonne carte lui aurait permis de faire 1000 kilomètres seulement. Mais qu’est-ce qu’une bonne carte ? C’est, répond Korzybski, une carte qui a « une structure similaire à la structure du territoire ». Pour être plus précis encore, il faut que les deux structures aient « les mêmes caractéristiques logiques ».

Bernard Thomasson : D’accord, donc ça signifie qu’il faut redécouper la carte des régions en tenant compte du territoire ?

Idéalement, oui, c’est ce qu’il faut faire. Cependant, la nouvelle carte des quatorze régions dévoilée par le gouvernement de Manuel Valls ne respecte pas tout à fait cette consigne, car elle a été construite en faisant intervenir non pas une, mais plusieurs logiques hétérogènes. Lorsqu’il s’agit de réunir l’Alsace et la Lorraine, ou la Franche-Comté et la Bourgogne, c’est la volonté de reproduire la structure historique du territoire qui est à l’œuvre. Mais parfois, une logique politicienne de plus court terme semble l’avoir emporté : ainsi la région du Pays de Loire n’a été rattachée ni à la Bretagne, pour ne pas froisser le ministre de la Défense Jean-Yves le Drian et les indépendantistes bretons, ni au Poitou-Charentes, pour ne pas avoir l’air d’accorder une faveur à Ségolène Royal tandis que le président des Pays de Loire Jacques Auxiette ne souhaitait pas ce regroupement. Enfin, il se murmure que le Nord-Pas-de-Calais n’a pas été fusionné avec la Picardie, pour ne pas offrir une plateforme (tiens, un autre titre de Houellebecq...) au Front national dans le Nord.

Mais l’on aurait pu faire intervenir des logiques d’autre nature encore. Il paraît que Serge Antoine, le jeune énarque qui a dessiné en 1956 l’actuelle carte des régions, s’est notamment basé sur l’étude des appels téléphoniques pour identifier les centres de gravité des interactions entre Français. Dans un registre nettement plus fantasque : à ce jour, la région Nord Pas-de-Calais est la moins glamour (aucune victoire à l’élection des Miss France), handicap qu’aurait pu combler une fusion avec la Picardie (quatre victoires). Vous voyez donc qu'il y a plusieurs manières d'identifier la structure du territoire.

Bernard Thomasson: mais en multipliant les logiques, on ne se retrouve pas un peu dans la confusion ?

Pas forcément, mais Korzybski souligne lui même qu’il faut un garde-fou : « Une carte idéale devrait contenir une carte de la carte. » Dans le cas présent, la carte des critères utilisés pour redessiner la carte de France n'est pas si compliquée : les critères semblent grosso modo politiques dans l’ouest, historiques dans l'est. Et bien sûr, comme l’explique Korzybski : « Il faudrait également une carte de la carte de la carte. » Cette carte de la carte de la carte, dans le cas qui nous occupe, est peut-être la composition du conseil des ministres et des élus régionaux, qui explique les arbitrages. Comme vous l’avez compris, il faut ensuite une carte de la carte de la carte de la carte, et cela sans fin. C’est pourquoi, un jour ou l’autre, il faut balancer par dessus bord la logique aristotélicienne, nous dit Korzybski, et trancher.

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