"Le Grand Mythe" : "C'est l'idée que la liberté du marché, allait de pair avec la liberté au sens large", explique une économiste américaine
Naomi Oreskes est professeure d'histoire des sciences à la prestigieuse université de Harvard. Elle publie, fin janvier, Le Grand Mythe : comment les industriels nous ont appris à détester l’État et à vénérer le libre marché, coécrit avec Erik Conway aux éditions Les Liens qui Libèrent.
Ce livre raconte une histoire économique et contemporaine des États-Unis, pays berceau du capitalisme mondial, mais qui, selon les auteurs, s'est construit sur un grand mythe. Celui selon lequel il faut se méfier du gouvernement, synonyme de lois, de réglementations qui entravent la liberté d'entreprendre et au contraire, qu'il faut faire confiance à la loi du marché.
franceinfo : Vous expliquer comment les grands industriels ont construit ce mythe, l'ont fait fructifier au point que les Américains ont fini par être convaincus que c'était un des piliers de l'American way of life. Est-ce que vous en êtes convaincus ?
Naomi Oreskes : Exact. Et ce que l'on montre dans ce livre, c'est vraiment une histoire. Cent ans d'histoire de la vie économique et industrielle des États-Unis, ces industriels qui pendant 100 ans ont délibérément développé ces idées pour que nos gouvernements ne puissent pas faire la réglementation du marché.
Vous écrivez, en parlant notamment du lobby de l'électricité, qu'il soutenait que l'intervention de l'Etat dans les affaires économiques était antiaméricaine et qu'elle portait atteinte à la liberté.
Oui, c'est exactement ça. Et une des choses qu'on essaie d'expliquer dans le livre, est comment est-ce qu'on arrive à faire passer un argument qui est complètement renié. Par exemple, au début du XXᵉ siècle, il y avait beaucoup d'enfants qui travaillaient aux États-Unis. Et les hommes d'affaires, la communauté économique, défendaient le travail des enfants, non pas en disant on a envie que les enfants travaillent, mais en disant "Si vous laissez le gouvernement réglementer le marché, si le gouvernement dit aux gens comment procéder, là, il y a atteinte à la liberté, c'est du communisme, c'est anti-américain". Donc en fait, c'est l'idée que la liberté du marché, allait de pair avec la liberté au sens large et que c'était favorable aux États-Unis. C'est sur la base de cet argument qu'ils se sont fondés.
Le mythe a-t-il fonctionné ?
Non pas dans un premier temps, c’est-à-dire qu'au début du XXᵉ siècle, la plupart des Américains n'ont pas accepté cette idée. Alors les entreprises se sont employées par tous les moyens à faire passer cette idée. Mais ça n'a pas vraiment marché parce que les échecs du capitalisme étaient tellement évidents. Les enfants travaillaient partout, il y avait des décès, des accidents, du travail, etc. Après c'est 1929, la Grande Dépression, le krach de Wall Street.
"Avec la Grande Dépression, les Américains se rendent compte que quand on laisse un marché tout faire, ça ne se passe pas bien."
Naomi Oreskesfranceinfo
Il faut que le gouvernement soit présent. Pour autant, les industriels n'ont pas renoncé. Ils ont continué à développer cette idée, y compris, par exemple, avec des livres pour enfants à la radio ou à Hollywood. Et aussi ils vont commencer à faire de Ronald Reagan leur porte-parole.
L'élection de Ronald Reagan en 1981, c'est le candidat des grands groupes privés ?
Exactement. Je pense que les Américains ne savent pas forcément comment il est arrivé au pouvoir. On savait qu'il était un acteur assez médiocre au demeurant, et que tout à coup, voilà, il est gouverneur de la Californie, puis président des États-Unis. Mais c'est une stratégie délibérée qui a permis tout cela. Il commence par aller travailler pour General Electric.
"Avant, Ronald Reagan était démocrate, il était en faveur du New Deal et il était aussi président du syndicat des acteurs."
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Et tout à coup, Ronald Reagan est contre les gouvernements, il est contre les syndicats. Il a une émission à la télévision, General Electric Theater, une émission très suivie. Il explique, c'est très didactique, comment en travaillant dur, en étant déterminé, on va y arriver tout seul, comme des grands. On n'a pas besoin du gouvernement.
Quelles sont les traces aujourd'hui, 40 ans après des dégâts de la construction de ce mythe dans le quotidien des Américains ?
C'est ce que l'on montre dans notre livre, c'est qu'en fait ce mythe a été avalisé aussi par les démocrates, pas simplement Les Républicains. C'est en fait Bill Clinton qui est responsable des grandes dérégulations qui s'en sont suivies. Alors, déréglementation du secteur financier et également des télécommunications. Alors la déréglementation financière va démanteler des mesures qui avaient été mises en place en termes bancaires après la Grande Dépression. Ça, ça va être complètement démantelé et comme par hasard, en 2008, une grande crise financière arrive. Et nombreux sont les économistes qui pensent que s’il y a eu cette crise en 2008, c'est probablement parce qu'on a eu ces garde-fous qui ont été supprimés à ce moment-là.
Deuxième déréglementation, celle des télécommunications. Ces dernières années, on a assisté à de très nombreuses consolidations avec une forme de mise en monopole. Et ça, ça a réduit la capacité des Américains à entendre des points de vue diversifiés. Vous avez des médias très partisans, type Fox News, qui sont arrivés à ce moment-là.
"On le sait, Fox News a contribué à la désinformation et ils ont été poursuivis en justice pour ça."
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Mais il y a quand même des millions d'Américains qui écoutent Fox News.
Comment voyez-vous le mouvement, en France, des agriculteurs qui dénoncent justement les accords de libre-échange ?
Je ne suis pas une grande spécialiste de la politique agricole française. Mais ce que ça soulève, c'est quand même un débat qui renvoie complètement à ce que nous abordons dans ce livre, c’est-à-dire le sujet, c'est l'équilibre. L'équilibre entre le marché et la présence des pouvoirs publics et la protection des travailleurs. Et malheureusement, la balance a penché du mauvais côté aux Etats-Unis, au détriment de la santé publique, des étudiants, des agriculteurs, des employés.
Et on a un dernier chapitre, qui s'appelle "le coût élevé du libre marché". C'est un des derniers chapitres de notre ouvrage. En fait, il faut se dire qu'il faut faire le bilan du coût effectif pour les gens des mesures qui sont prises pour qu'on puisse vraiment prendre une décision équilibrée.
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