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Agnès Pannier-Runacher et la "magie" des usines

Tous les soirs, Clément Viktorovitch décrypte les discours politiques et analyse les mots qui font l'actualité. 

Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l'Industrie, en visite en Aveyron pour évoquer l'avenir de la reprise de la fonderie La Sam. Le 29 Juillet 2021. (JOS? A. TORRES / MAXPPP)

Les propos tenus par Agnès Pannier-Runacher,  ministre déléguée chargée de l’Industrie, lors de l'événement BIG 2021, consacré au business de l'industrie, n’en finissent plus de faire réagir. Pour elle, travailler à l’usine, c’est une vie… "magique". Ce grand forum très start-up nation se déroulait jeudi 7 octobre et la conclusion de l'intervention de la ministre déléguée chargée de l'Industrie est plutôt étonnante. " Vous allez donner aux jeunes la fierté de travailler dans l'entreprise, indique Agnès Pannier-Runacher s'adressant à la salle. La fierté de travailler dans l'usine pour qu'on dise que 'lorsque tu vas sur une ligne de production, c'est pas une punition. C'est pour ton pays, c'est pour la magie. Et c'est ça que vous pouvez-rendre possible. Je vous remercie". Des propos prononcés sur fond de musique d'ambiance.

Selon moi, ici, tout se passe dans l’expression : "c’est pas une punition". En linguistique, c’est ce que l’on appelle un syntagme figé, c’est-à-dire une expression préconstituée, qui renvoie à un type d’interactions bien particulières. En l’occurrence, quelles sont les personnes qui disent : "c’est pas une punition" ? Les parents à leurs enfants, ou les professeurs à leurs élèves, quand ils leurs donnent, en réalité… une punition ! On a donc une ministre, par ailleurs ancienne cadre supérieure dans l’industrie automobile, qui s’adresse à des ouvriers de manière paternaliste, il n’y a pas d’autre mot, le tout sur une musique d’ambiance enthousiasmée : on peut comprendre que de tels propos aient choqué.

Le terme de "magie" peut sembler étonnant 

Étonnant oui, et tout sauf anecdotique : c’était la ligne directrice de toute son intervention. "J'aime l'industrie car c'est l'un des rares endroits au 21e siècle où on trouve encore de la magie, reprend Agnès Pannier-Runacher. La magie du ballet des robots, du ballet des hommes. La magie de l'atelier où on ne distingue pas le cadre de l'ouvrier." 

Quelle belle image, cet atelier où l’on ne distingue pas les cadres des ouvriers ! Alors, elle est parfaitement exacte… si l’on fait abstraction, bien sûr, du salaire : plus de 2 fois supérieur en moyenne pour un cadre que pour un ouvrier. Et de l’espérance de vie : plus de 6 ans supérieure pour un cadre que pour un ouvrier (ce sont les chiffres de l’insee). L’assurance maladie rappelle par ailleurs, que 733 salariés sont décédés dans un accident du travail en 2019, dont une grande partie d’ouvriers. Bref : sur le fond aussi, la déclaration d’Agnès Pannier-Runacher lui a valu un torrent de critiques depuis jeudi dernier. 

Des propos qu'elle ne renie pas

" Si mes propos ont pu être mal interprétés par certains, déclare mercredi 13 octobre sur France Inter Agnès Pannier-Runacher, j'en suis désolée. Mais je persiste à penser que l'industrie est un secteur d'avenir, et un secteur de fierté. J'ai des gens qui me disent :'je suis fier de fabriquer des hélicoptères pour Airbus...Pour fabriquer des vaccins contre la Covid... Pour fabriquer des éléments d'une fusée Ariane. J'entends cette fierté.'"

Agnès Pannier-Runacher ne revient donc nullement sur le fond de ses déclarations. Et, pour les étayer, elle se lance dans cette longue énumération des ouvriers qui seraient venus lui dire leur "fierté". Remarquons pour commencer qu’être fier du travail que l’on accompli, et célébrer béatement la "magie" de l’usine, ce n’est pas exactement la même chose. Et surtout, la ministre nous fait part de témoignages qu’elle a reçu. Soit. Mais ces témoignages n’invalident en rien les statistiques que j’ai rappelées. S’appuyer sur quelques exemples, que l’on a soi-même choisis, pour s’extraire d’une réalité chiffrée qui nous ennuie : cela s’appelle une généralisation abusive, et c’est un sophisme, c’est-à-dire un argument fallacieux.

La ministre s'est néanmoins clairement expliquée sur les conditions de travail dans les usines dans la suite de son intervention. "Les conditions de travail dans les années 70 étaient très difficiles. Je ne sous-estime pas les conditions aujourd'hui. Mais allons dans les usines. Constatons à quel point elles se sont modernisées. Constatons à quel point l'automatisation justement impacte moins les corps." Les conditions se sont améliorées depuis les années 70. On a envie de lui répondre : encore heureux ! C’est un autre sophisme auquel se livre ici la ministre de l’Industrie : en l’occurrence le sophisme de la double faute, qui consiste à justifier d’une situation insatisfaisante… en se prévalant du fait qu’il existe pire ailleurs, ou pire dans le passé ! Mais, là encore, cela n’efface en rien la dure réalité du travail ouvrier aujourd’hui.  

En définitive, pour s’extirper d’une déclaration contestable tant sur la forme que sur le fond, Agnès Pannier-Runacher en est réduite à s’abriter derrière des tours de passe-passe rhétoriques. Elle est peut-être là, la véritable compétence magique.

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