"L'humanitaire, c'est de la politique sans les partis"
Lorsque Bernard Kouchner crée -avec d’autres- l’embryon de Médecins-sans-frontières, il a 30 ans et un passif d’étudiant à l’Union des étudiants communistes. Rony Brauman, qui le rejoint en 1971, vient de quitter la Gauche prolétarienne dont il était quasi permanent. Parmi les premiers “french doctors”, beaucoup sont issus du militantisme politique.
Quarante ans plus tard, les humanitaires investis politiquement sont rarissimes.
Qu’ils soient encore en mission comme Cristina, 33 ans, dont huit d’humanitaire, ou en début de sédentarisation à l’instar de Pierre, 39 ans, qui cherche du travail “dans le privé” après neuf années de mission, principalement chez Action-contre-la-Faim (ACF), les professionnels du secteur sont pourtant loin de se dire “dépolitisés” .
Pierre comme Cristina disent que s’abstenir “les placerait en porte-à-faux" avec l’image qu’ils incarnent “qu’on le veuille ou non” : celle de la France, d’une démocratie.
Actuellement en mission au Lahore et “coordinatrice volante” chez Médecins-du-Monde, Cristina raconte qu’elle est souvent amenée à parler du sens du vote avec les populations locales, notamment au sein-même de ses équipes, qui emploient de plus en plus de locaux :
”On est dans d’autres priorités mais malgré tout on arrive à rester connecté. Ca me manquerait beaucoup de renoncer à ces débats que j’ai depuis l’adolescence. Je quitte le Libéria, où se tenait un référendum il y a un mois. On en parle un peu, avec notre staff surtout. Quelque part, notre rôle est aussi là. Ca s’impose.”
L'attachement au droit de vote
Cinq des six humanitaires trentenaires interrogés pour cet article sont assidus aux élections. En général moyennant une procuration et le soutien logistique de la famille. Tous disent que voter représente avant tout un lien avec la France, que se tenir “au courant de l’actualité” , suivre les débats “même pendant la campagne” , permet de “garder le fil” .
La sixième personne, qui a voté une seule fois, peu après ses 18 ans, puis plus jamais, est justement celle qui a onze années de missions à son actif.
Alors que la sédentarisation se profile “en pointillés”, Françoise, 35 ans, dit qu’elle songe à se réinscrire sur les listes, parce qu’elle culpabilise. Mais qu’elle votera sans doute “seulement s’il faut agir” . Elle explique : “Marine au deuxième tour, je sais ce que j’aurai à faire. Je veux pouvoir me bouger, réagir.”
Davantage de votes blancs
chez les humanitaires que dans la moyenne nationale, mais Françoise préfère s’abstenir “parce que c’est comptabilisé, au moins” . Johanna Siméant commente avec ironie :
"C’est que la majorité des enquêtés qui avouaient une proximité partisane (PS à environ 28% et Verts à environ 18%), c’est que le Parti socialiste, qui pourrait bénéficier de cet afflux de gens qui ont vraiment envie de faire quelque chose dans le pratico-pratique, dans l’action politique locale... est tout sauf un parti de militants. Le PS est un parti d’élus. Tous ces militants qui arrivent en disant “je vais faire quelque chose” en général repartent découragés au bout de quelques mois.”
Un vote plutôt homogène
Bérengère, responsable de l’Afrique de l’Est au siège parisien d’une ONG après cinq années de missions, évoque “un socle social et environnemental commun” . D’autres glissent que “ceux qui pensent bizarrement se font plutôt discrets” . On comprend qu’à droite il faut mieux la fermer et qu’un centrisme gagne à parler d’abord humanisme avant d’annoncer sa jaquette.
Distance mais affiliation à gauche
Pourtant, pas plus Bérengère que Cristina, qui a fait Sciences-Po après une école de commerce, ne met un grand engouement dans son choix. Plutôt "un devoir de s'y retrouver" pour l'une, "un réflexe" pour l'autre. Cristina, qui votait “systématiquement PS” vote désormais “écolo à chaque premier tour” . Le changement date de 2002. Le soupçon d’un petit rire gêné trahit (sans doute) le souvenir du 21 avril. Elle recommencera l’an prochain parce que c’est “le seul programme vraiment de gauche” à ses yeux.
Bérengère, elle, vote à gauche mais “pas la caricature gauchiste qui colle à notre métier” . De métier, elle en a justement eu deux, puisqu’elle a rejoint l’humanitaire seulement après un début de carrière dans le contrôle de gestion :
“Alors que je suis passée d’un extrême à l’autre, je suis forcément baignée des deux. Ma formation, mon expérience du privé me disent que pour faire tourner un pays, il y a des choses qui ne sont pas réalistes. Sur tous les aspects liés à la fois à la libéralisation et à la fiscalité, pour caricaturer disons que j’ai l’air plus de droite.”
L'humanitaire comme idéologie politique
Dans les années 60, "les Biafrais” dans le sillage de Bernard Kouchner et ceux qui les ont rejoints pour lancer MSF avaient en commun, pour bon nombre, une origine sociale assez confortable. Aujourd’hui, ce que relèvent les sociologues qui se sont penchés sur les codes sociaux et politiques dans l’humanitaire, c’est d’abord un bagage religieux important. Qui façonnerait leur sens d'un engagement que les intéressés qualifient de “politique”.
Plus la politique que ce qu'en disent les médias
Julie, 30 ans, est devenue infirmière pour travailler dans ce secteur. Sa dernière mission remonte à Haïti en 2010, avant de s’installer dans la campagne bretonne. Elle décrit sa vocation comme “une idéologie politique” qui a pris la place de l’engagement partisan, qui la laisse plus circonspecte. Mme si comme les autres personnes de son secteur, tous ses propos disent le respect pour “l’action” :**
“L’actualité politique telle que la racontent les médias m’intéresse moins. Peut-être parce que je suis démunie. Mais je me garderai bien de critiquer dans le sens où je ne suis pas active.”
Pierre vient à son tour de raccrocher. Il cherche du travail, tentant de valoriser aux yeux des recruteurs une expérience de terrain de neuf années. Une expérience qui relève de ce que “la politique” peut représenter à ses yeux aujourd’hui :
“Je me suis par exemple investi à ACF au-delà de mon travail : je suis devenu adhérent de l’association, c’est loin d’être le cas de tous les salariés. C’est une forme d’engagement, politique ou associatif, peu importe, appelons-le comme on veut, qui effectivement peut venir en lieu et place d’un engagement politique dans un parti. Ce qui, personnellement, ne m’a jamais intéressé.”
La politilogue explique que le cas de Pierre est tout à fait typique :
"Le marché un peu implicite de ces organisations est un marché de non-incompatibilité. P eu importe les raisons pour lesquelles vous êtes là ou si vous y trouvez aussi votre compte. Là encore en comparaison de la gratification personnel qu’on peut trouver à militer dans un parti politique en France, il n’y a pas photo. On voit bien que l’engagement politique est lié à une réalisation de soi” .
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