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Récit "Nous sortirons avec la paix ou la guerre" : comment la nuit du 25 au 26 juin 1988 a mis fin à la crise en Nouvelle-Calédonie

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12 min
Le premier ministre Michel Rocard, avec à ses côtés son directeur de cabinet Jean-Paul Huchon, s'adresse à Jean-Marie Tjibaou, leader du FLNKS, et au président du RPCR Jacques Lafleur, le 26 juin 1988 à l'hôtel Matignon à Paris, après la signature des accords. (JEAN-LOUP GAUTREAU / AFP)

Un soir d'été, le Premier ministre Michel Rocard et son équipe ont passé une nuit à convaincre deux hommes longtemps adversaires, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, de faire la paix.

"C'est un des plus beaux souvenirs de ma vie politique." En 2013, dans une longue interview à Télérama, Michel Rocard, plus d'un demi-siècle de vie politique au compteur, se souvenait avec émotion des accords de Matignon. Signés le 26 juin 1988, ils ont ramené la paix en Nouvelle-Calédonie, ce bout de France situé dans l'océan Pacifique, déchiré entre Kanaks (les populations autochtones mélanésiennes) et Caldoches (la population blanche essentiellement d'origine européenne). Etalées sur deux jours, les négociations menées par Michel Rocard, alors Premier ministre, ont abouti à un accord historique pour la Nouvelle-Calédonie. Franceinfo revient sur cet événement de notre histoire récente au moment où les habitants sont appelés à se prononcer par référendum, dimanche 4 novembre, sur l'indépendance de leur territoire. 

Au bord de la guerre civile

En ce mois de juin 1988, le deuxième septennat de François Mitterrand débute. Michel Rocard, fraîchement entré à Matignon, a une mission prioritaire : ramener la paix en Nouvelle-Calédonie. Ce territoire, français depuis 1853, est composée d'une multitude d'îles. La principale, Grande Terre, abrite la majeure partie de la population et le chef-lieu, Nouméa. En 1988, malgré les quelque 16 000 km qui le séparent de la France, ce territoire est "devenu un sujet de politique intérieur", rappelle Alain Rollat, journaliste spécialiste de la France outre-mer au Monde : "Entre 1985 et 1988, tous les jours, tous les journaux évoquaient le sujet." Trois années de violence entre indépendantistes et non-indépendantistes qui font des dizaines de morts avec, au plus fort des affrontements, la tragédie de la grotte d'Ouvéa. Le 5 mai 1988, cinq jours avant la nomination de Michel Rocard, une prise d'otages menée par des Kanaks indépendantistes tourne au drame et fait 21 victimes : deux parmi les forces de l'ordre, 19 chez les Kanaks. 

Les tensions sont encore vives lorsque le camp du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR), emmené par Jacques Lafleur, et celui du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), de Jean-Marie Tjibaou, s'assoient à la table du Salon jaune de Matignon, le 25 juin 1988. Et ce malgré le travail de déminage mené depuis des semaines par la "mission du dialogue" mandatée par Michel Rocard. Le 15 juin, une première rencontre entre les deux leaders et le Premier ministre se tient à Matignon "pour peaufiner le détail des négociations", raconte Le Monde. En plus des éclats de voix entre les deux hommes, Michel Rocard doit composer avec des coliques néphrétiques. Dix jours plus tard, il est néanmoins sur pied pour conclure la paix : vers 19 heures, les délégations pénètrent à Matignon en toute discrétion par la porte du jardin. 

Je leur ai annoncé que j'avais débarrassé mon agenda jusqu'au mardi, que nous disposions de quoi nous nourrir, de matelas pour dormir, et que personne ne sortirait de là avant la fin de la négociation.

Michel Rocard, Premier ministre de l'époque

à "Télérama", en 2013

Les négociations débutent par un buffet... froid, si on doit caractériser l'ambiance. "On n'avait aucune raison de se sauter au cou", confirme Pierre Frogier, maire de Mont-Dore, qui accompagnait Jacques Lafleur. "Les deux camps s'étaient bien salués d'un signe de tête, mais personne ne voulait se parler, se souvient Jean-François Merle, il ne faut pas oublier qu'ils se tapaient dessus encore un mois avant." Le conseiller technique chargé de l'Outre-mer à Matignon de 1988 à 1991 est présent au côté de Michel Rocard, tout comme Jean-Paul Huchon, directeur de cabinet du Premier ministre, et Christian Blanc, préfet et chef de la "mission du dialogue".

Face à eux, 12 personnes. Adversaires, ils sont néanmoins guidés par deux leaders habités par la volonté de voir le calme revenir : "Michel Rocard avait compris que Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur voulaient mettre fin au conflit", expose Jean-Paul Huchon. Les deux leaders jouent la corde sensible. "Je sais qu'il ne me reste plus longtemps à vivre et je veux finir ma vie en laissant à ma famille une terre apaisée et réconciliée", assure le chef du RPCR, cité par Le Monde [Jacques Lafleur est mort en 2010]. Une "posture diplomatique", comme le décrit Pierre Maresca, homme politique calédonien auteur du livre L'Exception calédonienne, ou véritable désir de laisser un territoire en paix avant de s'en aller ? Pierre Frogier refuse de croire que son leader tentait d'amadouer son rival : "Deux ans avant, en 1986, Jacques Lafleur avait fait une crise cardiaque, ça l'a vraiment diminué. Il prenait des dizaines de médicaments tous les jours." De son côté, le Kanak, lui, veut mettre fin au bain de sang. Les témoins se souviennent de discussions "âpres", mais "emplies de respect"

En chaussettes sur un canapé Louis XV

Jean-Marie Tjibaou veut s'appuyer sur du concret. "Ce n'était pas un idéologue", estime Jean-François Merle. Le leader kanak doit rendre des comptes à ses partisans et le langage diplomatique n'évoque pas grand-chose aux habitants des tribus qui veulent des réponses à leurs problèmes du quotidien. "Il a parlé de l'enfant kanak qui vit dans sa tribu, qui fait trois kilomètres à pied pour prendre le bus pendant une heure pour aller à l'école. Cet enfant fait le même trajet en sens inverse et n'a pas l'électricité chez lui. Il demandait quelles étaient les chances de cet enfant par rapport à celui qui vit à Nouméa ?" Cela a orienté les discussions et entraîné des répercussions. "Aujourd'hui, l'équipement en eau est le même pour tous", cite en exemple l'ancien conseiller.

L'épineuse question de la répartition du territoire donne lieu à une scène cocasse. Michel Rocard avait fait coller une carte du "Caillou" (surnom de la Nouvelle-Calédonie) sur un panneau contreplaqué, adossée à un canapé Louis XV, qui faisait partie du mobilier national.

Tjibaou et Lafleur ont enlevé leurs godasses, sont montés sur le canapé et, crayon-feutre en main, ont négocié la ligne de partage de la Grande Terre entre la province Nord et la province Sud.

Michel Rocard, Premier ministre de l'époque

à Télérama, en 2013

"C'était du marchandage", sourit Pierre Maresca. La demande d'amnistie des prisonniers kanaks est discutée. "Jacques Lafleur pensait que son électorat n'en voudrait pas, alors que Jean-Marie Tjibaou voulait faire sortir ceux qui étaient mis en cause dans l'attaque de la gendarmerie à Ouvéa", précise Jean-François Merle. Le leader kanak obtient finalement gain de cause.

Plus de cinq heures après le début des négociations, alors que la première heure du dimanche a débuté, surgit la question du prologue de ces accords préparé par Christian Blanc et Jean-François Merle. Un texte est soumis aux deux camps mais celui-ci est retoqué. "Ils lui reprochaient un manque de souffle et d'avoir été écrit par un technocrate", détaille Jean-Paul Huchon. "Reprenez-le et faites-nous du Rocard", lance Jacques Lafleur au Premier ministre. Michel Rocard se charge de la réécriture. "On n'a pratiquement rien changé", note l'ancien président de la région Ile-de-France. "Heureusement, ils l'ont applaudi", s'est remémoré l'ancien Premier ministre dans Télérama.

L'énigme de la poignée de mains sous la table

Entre les effluves de whisky, boisson appréciée par Jean-Marie Tjibaou et Michel Rocard, qui "ont permis d'amener un peu de chaleur", admet Jean-Paul Huchon, les négociations sont menées par le Premier ministre. "Nous sommes là pour le dernier rendez-vous utile. Il n'y en aura pas d'autre. Nous sortirons avec la paix ou la guerre", avait-il prévenu en préambule raconte Le Monde. "Il n'y avait pas d'échappatoire possible, appuie Jean-Paul Huchon, il y avait une pression du temps parce qu'il fallait absolument réussir", sans que l'un des deux camps perdent la face. Les volontés indépendantistes du FLNKS sont freinées. Et Alain Rollat de citer François Mitterrand : "Un jour, il a dit à Jean-Marie Tjibaou 'supposez que je vous octroie l'indépendance, avec quelle armée entrez-vous dans Nouméa ?'" Le RPCR, lui, est pressé de partager le pouvoir.

Vers 23 heures, Jacques Lafleur s'éclipse sans avoir signé le document final. "Il avait refusé de le faire", soutient Pierre Maresca. Pierre Frogier, lui, parle de "fatigue". C'est donc sans le leader du RPCR que les deux camps arrivent à un accord. Il est "une heure ou deux du matin", raconte l'actuel sénateur de la Nouvelle-Calédonie. Problème, en l'absence de Jacques Lafleur, personne ne veut signer et personne n'ose le déranger en pleine nuit.

On tourne un peu autour du pot et Michel Rocard nous propose la chose suivante : on signe un exemplaire qu'il garde dans le coffre de son bureau et si Jacques Lafleur n'est pas d'accord, on convient qu'il n'aura jamais existé.

Pierre Frogier, sénateur de Nouvelle-Calédonie

à franceinfo

Il est convenu de se retrouver à 10 heures du matin pour la signature. Les quelques heures de sommeil portent visiblement conseil et un accord est entériné dans la matinée du dimanche 26 juin. Arrive la fameuse photo de la poignée de mains entre les deux hommes. "C'était une image si forte qu'elle a éclipsé tout le reste, même le contenu des accords", lance Jean-François Merle. 

C'est l'épilogue d'une nuit historique qui comporte encore aujourd'hui une part de mystère. Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur se sont-ils serrés la main sous la table avant de le faire sur le perron de Matignon ? Cette poignée de mains beaucoup plus discrète aurait eu lieu quelques moments auparavant. "Aurait" car personne ne l'a réellement vue, elle fait pourtant partie de la légende. Dans son interview à Télérama, Michel Rocard raconte que "personne ne les a vus à ce moment-là, moi y compris. Je les ai vus se serrer la main quand tout le monde s'est levé de table. J'ai su alors que j'avais gagné". Pierre Frogier évacue l'anecdote. Selon lui, c'est un détail, mais elle a bien eu lieu. Présent dans le Salon jaune cette fameuse nuit, Pierre Bretegnier, lui, est moins catégorique : il ne l'a pas vu non plus, ce moment passé à la postérité. Il n'en avait même jamais eu vent avant que Michel Rocard n'en parle. "Quand j'ai posé la question à Jacques Lafleur, il m'a répondu : 'ce n'est pas moi qui vais contredire Michel Rocard'".

Un accord qui ne règle rien

Dans les grandes lignes, cet accord prévoit "la reprise de l'autorité administrative directe de l'Etat français sur le territoire pour une année", "la libération des prisonniers kanaks", la tenue d'un "référendum national à l'automne suivant portant sur les nouvelles institutions à mettre en place", "la création de trois provinces : Sud, Nord et îles Loyauté" et "l'organisation d'un scrutin d'autodétermination en Nouvelle-Calédonie dans les dix ans". "Quand j'ai appelé ma femme pour dire qu'on avait trouvé un accord, elle est tombée des nues", raconte Pierre Frogier. Lorsqu'il apprend la nouvelle, Alain Rollat ne peut, lui non plus, masquer sa surprise.

Contact privilégié du FNLKS durant cette période, le journaliste était convaincu qu'il n'y aurait pas d'accord. "Le 25 juin, Jean-Marie Tjibaou considérait que les accords n'étaient pas assez en rupture avec la logique coloniale", dit-il. Pourtant le lendemain, le leader du FLNKS a signé. "Ils ont créé les conditions qui l'ont amené à faire ce qu'il redoutait : signer ces accords, ajoute-t-il. Après cette signature, il a dit 'attention au grand trou noir'. Yéiwéné Yéiwéné, son numéro deux, lui a répondu 'on y sera ensemble'". Ce "grand trou noir" dont parlent les deux hommes, c'est la mort. "Le 26 juin, Jean-Marie Tjibaou et Yéiwéné Yéiwéné sont très inquiets. L'image de la poignée de mains a perturbé les Kanaks qui s'estimaient trahis. Ils sont conscients que des choses graves peuvent advenir", éclaire Alain Rollat.

Un dialogue prémonitoire car, moins d'un an après, le 4 mai 1989, les deux hommes tombent sous les balles d'un indépendantiste kanak. Le geste montre que cet accord, s'il instaure la paix, ne faisait pas l'unanimité. "C'est un geste d'ouverture, un point c'est tout. Pour le reste, rien n'est réglé", lançait Léopold Jorédié dans l'édition du Monde du 28 juin 1988. Dans le camp des non-indépendantistes, l'adhésion est également loin d'être totale. "J'espère qu'un jour mes enfants ne me reprocheront pas d'avoir signé", craint Pierre Bretegnier, membre de la délégation du RPCR. Trente ans plus tard, il confirme que "tout le monde avait signé d'une main tremblante". A son retour en Nouvelle-Calédonie, Jacques Lafleur est, lui aussi, violemment remis en question par ses troupes. 

"C'était l'histoire en train de se faire"

Mais, ce dimanche 25 juin, à Matignon, l'ambiance est plutôt aux félicitations, avec le sentiment d'avoir réglé cette crise. Avec le recul, Jean-Paul Huchon évoque "un de (ses) plus beaux, sûrement le plus fort, souvenirs de (sa) carrière". "On a l'impression d'avoir été à la hauteur de l'histoire", estime l'ancien directeur de cabinet. Premier ministre à qui on prédisait une fin rapide, Michel Rocard est élevé en héros. "Michel Rocard était un homme imprégné de décolonisation, argumente Jean-Paul Huchon, il avait, avec cette négociation, l'occasion historique d'effacer la colonisation." Même François Mitterrand, avec qui les relations étaient plutôt fraîches assure le socialiste, "a reconnu qu'il avait réussi quelque chose d'unique", ajoute-t-il.

Il a été ferme et a exercé une pression bienveillante. C'est sa méthode qui l'a emportée.

Pierre Frogier, sénateur de Nouvelle-Calédonie

à franceio

En 1988, ces accords de Matignon marquent la première pierre posée dans ce long processus de paix, en en fixant les grandes lignes. "Dans ces circonstances, on ne se rend pas compte de ce qu'on fait. On n'était pas conscient de cette dimension historique. On n'était pas certain que ça marche, mais nous n'avions pas le choix", résume Pierre Frogier. La suite le confirmera. Les deux délégations reviennent à Paris au mois d'août pour une nouvelle négociation qui doit régler les détails en suspens après les accords de juin. Jacques Lafleur n'a pas fait le déplacement et il faudra encore beaucoup de diplomatie et de dialogue entre les deux camps, parfois sans la présence des représentants de l'Etat français, pour parvenir à la signature de l'accord dit Matignon-Oudinot.

Dix ans plus tard, Jean-Marie Tjibaou et Yéiwéné Yéiwéné ne sont plus là pour signer les accords de Nouméa. Jacques Lafleur, lui, est bien présent ce 5 mai 1998. Une nouvelle date historique pour l'archipel. Ces accords stabilisent les institutions calédoniennes, instaurent une "citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie" et fixent à novembre 2018 la date butoir pour le référendum sur l'accession à sa pleine souveraineté. Ce scrutin se tiendra finalement le 4 novembre prochain. Et Jean-François Merle de conclure : "C'est l'accomplissement de l'engagement des accords de Matignon."

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