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"On ne peut pas admettre l’idée qu’il y a un Big Brother à la française"

Philippe Hayez, ancien de la DGSE et coauteur de "Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie", analyse le projet de loi sur le renseignement, en discussion au Parlement.

Article rédigé par Hervé Brusini - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6min
Des manifestants contre le projet de loi sur le renseignement devant l'Assemblée nationale, à Paris, le 13 avril 2015.  (  MAXPPP )

En plein débat sur le projet de loi consacré au renseignement, leur point de vue a du poids. Ils occupèrent tous deux parmi les plus hauts postes des services de renseignement français. Jean-Claude Cousseran fut directeur général de la DGSE (la Direction générale de la sécurité extérieure). Philippe Hayez œuvrait à la direction du renseignement de ce même service. Ils publient Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie chez Odile Jacob. L’ouvrage évoque tous les aspects d’une activité qui s’expose rarement de façon aussi savante. Rencontre avec Philippe Hayez.

Francetv info : Face aux questions de sécurité, en particulier dans le cadre de la lutte antiterroriste, on a le sentiment que l’atteinte aux libertés publiques est inéluctable. Quel est votre sentiment ?

En soi, la technologie n’est pas neutre. Il faut donc d’abord prêter une attention soutenue aux conséquences induites par les développements techniques sur les libertés. Et je dis cela non pas seulement sur le plan des méthodes de contrôle de ces moyens modernes, mais aussi en amont, sur les développements des technologies. Depuis longtemps déjà, l’individu moderne a abandonné une part de sa liberté, de privacy (vie privée) comme disent les Anglo-Saxons. Et cela au profit des fournisseurs d’accès ou des grandes compagnies qui vendent par exemple des smartphones.

C’est un simple constat, mais il constitue un réveil un peu brutal pour tout le monde. Les services de renseignement et de sécurité ne peuvent pas faire l’impasse sur ces moyens nouveaux, sinon on le leur reprocherait à juste titre. Ils sont donc en charge de l’usage de ces technologies, mais toujours sous le contrôle des autorités politiques. Les services ne sont pas une machine qui fonctionne à part.

La loi sur le renseignement est d’autant plus indispensable que le dispositif qui encadrait cela datait de 1991, une époque qui ignorait la complexité technique actuelle. De plus, nous risquions une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme pour absence d’une loi sur le renseignement. Alors, certes, avec cette loi, les services accèdent à de puissantes possibilités jusque dans le domaine des fournisseurs d’accès privés. Mais toute la question est celle des garanties, des contreparties offertes face à cette capacité nouvelle. Et c’est là que réside l’intérêt du débat parlementaire. Il doit être à l’écoute des inquiétudes des magistrats, des avocats, des défenseurs des libertés publiques. Cette loi ne doit pas se faire dans leur dos. Je crois en la démocratie qui est la nôtre.

De nombreuses critiques affirment, en substance, qu’au nom de l’antiterrorisme, on serait prêt à tout justifier, y compris la "surveillance de masse" ?

Souvent, ces critiques viennent des générations qui sont nées avec le numérique. Elles n’ont pas connu les conflits ou les attentats du milieu des années 1980 ou 1990. Nous affrontons une période de risque extrême, nous le voyons sans cesse. Mais si nous vivions au rythme des bombes, comme ce fut le cas il y a 20 ou 30 ans, l’exigence de protection serait encore plus importante qu’aujourd’hui. Alors oui, en ce qui concerne le renseignement, la France passe brutalement de l’enfance à l’âge adulte.

Face au terrorisme, il va nous falloir acquérir une maturité, comme face à toutes les autres menaces d’ailleurs. Préserver nos intérêts stratégiques, nationaux constitue également l’enjeu du débat actuel. Éduquer au renseignement devient une nécessité.

Et la "surveillance de masse" ? Là encore, les services sont accusés de mettre en place des dispositifs redoutables, avec des algorithmes supposés rechercher "les comportements suspects", ou "prévenir les violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale" ? Un Big Brother à la française est-il d’ores et déjà à l’œuvre ?

Certes, avec les technologies numériques, on peut avoir le fantasme d’une surveillance de masse. Mais la logique de ce que nous bâtissons aujourd’hui n’est absolument pas celle-là. On ne peut pas admettre l’idée qu’il y aurait un Big Brother à la française. Je rappelle que ces outils sont sous contrôle de leurs responsables et des autorités politiques. L’idée d’une mutualisation du renseignement est exactement ce que souhaitent les politiques depuis des années, pour des raisons d’efficacité et d’économie de moyens. C’est donc là que se situe le choix français, avec une agence qui mutualise sous contrôle, plutôt qu’une multitude d’initiatives plus ou moins bien encadrées. Très franchement, je ne crois pas qu’une sorte de système d’hypersurveillance soit ainsi mis en place de façon subreptice.

Mais vous dites, dans votre ouvrage, que ce que vous appelez "la cyberdimension" est "porteuse de vulnérabilité pour les démocraties" ?

Oui. Ce que nous voulons dire, c’est que cette vulnérabilité est d’autant plus redoutable qu’elle n’est pas spectaculaire. Les menaces numériques sont beaucoup plus discrètes que le terrorisme classique. Certes, l’action contre TV5 Monde a été retentissante, mais bien souvent, les victimes hésitent à évoquer les intrusions qu’elles ont vécues. Qui plus est souvent, elles ignorent qu’elles sont des victimes de cyberactions malveillantes.

Disons-le clairement, les démocraties se situent encore en dessous du niveau souhaitable de protection. La France a investi, mis en place une agence comme celle de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), mais nous ne sommes pas encore au bon niveau. C’est toute une sécurité numérique qui doit être développée, car les menaces sont nombreuses dans l'espace numérique.

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