"L'ensauvagement", décryptage d'un élément de langage emprunté par Gérald Darmanin à l'extrême droite
En employant plusieurs fois ce terme ces dernières semaines, le ministre de l'Intérieur s'est inscrit dans la droite ligne des "sauvageons" de Jean-Pierre Chevènement et des "racailles" de Nicolas Sarkozy.
"Je pense qu'une certaine partie de la société connaît ce qu'on appelle l'ensauvagement, la sauvagerie. Oui, bien sûr, je crois que ça inquiète les Français." Au micro de Jean-Jacques Bourdin, lundi 7 septembre sur BFMTV, Gérald Darmanin persiste et signe. Le ministre de l'Intérieur, sous le feu des critiques de son collègue garde des Sceaux, avait déjà réitéré ses propos la semaine précédente. Le 1er septembre, Eric Dupond-Moretti avait en effet condamné, sur Europe 1, le choix d'un terme – "ensauvagement" donc – qui fait beaucoup parler ces dernières semaines. Un mot employé pour la première fois par le locataire de la place Beauvau dans un entretien au Figaro le 24 juillet ("il faut mettre fin à l'ensauvagement d'une partie de la société"), alors qu'il était interrogé sur une série de faits divers particulièrement violents survenus pendant l'été. Selon le ministre de la Justice, ce vocable a pour effet d'attiser "le sentiment d'insécurité". Ciblant également l'opposition, Eric Dupond-Moretti a pointé du doigt "ceux qui en rajoutent en permanence", "le discours populiste, la surenchère".
Le terme d'"ensauvagement" a été remis au goût du jour ces dernières années dans les milieux d'extrême droite par le journaliste et essayiste Laurent Obertone, qui l'emploie dans son livre La France Orange mécanique (Ring), paru en 2013. A tel point qu'il est devenu une référence dans les discours des cadres du Rassemblement national (RN), à commencer par ceux de sa patronne, Marine Le Pen. Laurent Obertone affirme vouloir alerter, chiffres à l'appui, sur une explosion des violences et de la délinquance, liée, selon lui, à l'immigration. Repris par Gérald Darmanin, de quoi "l'ensauvagement" est-il donc le nom ? Que recouvre-t-il quand il s'agit d'évoquer l'insécurité en France ? Et qui vise-t-il, dans la bouche du ministre de l'Intérieur ? Franceinfo a décrypté pour vous cet élément de langage qui fait débat dans la classe politique et au sein même du gouvernement.
Un mot "qui permet aux gens d'y voir ce qu'ils veulent"
Le mot n'est pas tout à fait récent. Bien avant la publication de l'ouvrage de Laurent Obertone, on le trouvait déjà employé dans un contexte très différent, chez le poète Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme (Présence africaine), publié dans les années 1950, et plus tard chez la politologue Thérèse Delpech, dans son ouvrage L'Ensauvagement : essai sur le retour de la barbarie au XXIe siècle (Grasset), paru en 2005. Mais son sens diverge cependant de l'utilisation qu'en fait Laurent Obertone. "Chez ces deux auteurs, il s'agit de parler de l'ensauvagement de l'Europe, de la violence dans les rapports entre les personnes comme phénomène sociologique", explique à franceinfo Denis Bertrand, professeur de sémiotique à l'université Paris 8. Du côté de Laurent Obertone, du Rassemblement national et de Gérald Darmanin, ce terme sert à désigner la délinquance et les auteurs de violences. "C'est un évitement. En utilisant ce mot, on ne parle pas de violence et de délinquance. Il déplace le sujet dans la sphère de l'imaginaire", explique la sémiologue Mariette Darrigrand, chargée de cours à l'université Paris 13.
Ce qui est intéressant lorsqu'on passe de 'sauvageons' à 'racailles' puis à 'ensauvagement', c'est cette surenchère des mots sur vingt ans. C'est une intensification du langage pour faire écran et pour éviter de parler des sujets, très complexes, de criminalité en France. A quoi ressemblera la prochaine surenchère ? A l'horizon, il y a l'animalité, la notion de "sous-homme".
Mariette Darrigrand, sémiologueà franceinfo
Le ministre de l'Intérieur n'est d'ailleurs pas le premier à tenter le parallèle entre criminalité et sauvagerie. En 1998, Jean-Pierre Chevènement, alors lui-même installé à Beauvau, utilise le terme de "sauvageons" pour parler d'une bande de mineurs délinquants multirécidivistes. A l'époque déjà, une polémique comparable se déclenche. Pourtant, "dans 'sauvageon', il y a la syllabe finale '-geon' qui joue un rôle très important. Il y a un effet affectueux qui vient tempérer la sévérité du mot", nuance Denis Bertrand.
Dans "ensauvagement", pas d'effet de complicité. C'est un terme "scientiste", explique plutôt Mariette Darrigrand, "c'est-à-dire qu'il prend l'apparence d'un terme sociologique ou socio-politique : c'est la grande valeur en communication de ce terme." Surtout, à la différence de Jean-Pierre Chevènement et de ses "sauvageons", ou de Nicolas Sarkozy et de sa "racaille", l'ensauvagement ne désigne pas directement les auteurs des actes de délinquance, il cherche plutôt à décrire "un phénomène. C'est un mot dynamique, qui décrit un processus plus ou moins occulte qui serait en cours", décrypte la sémiologue. Derrière cette métaphore littéraire, il n'y a pas qu'un seul sauvage, il y a toute une horde, proche de ce qu'on appelait autrefois des barbares.
Gérald Darmanin désigne un processus en cours : c'est le devenir sauvage, le passage d'un état à un autre, un processus de décivilisation. Ce processus n'affecte pas tel ou tel individu, il désigne un groupe, un collectif. La frontière est floue et l'expression 'une certaine partie de la société' laisse l'interprétation ouverte.
Denis Bertrand, professeur de sémiotiqueà franceinfo
En parlant d'ensauvagement, Gérald Darmanin met également un mot sur une idée précise : celle d'une décivilisation. "Le terme d'ensauvagement va parler à tous ceux qui ont le sentiment d'une rupture culturelle avec les plus jeunes, que nous serions les porteurs d'un processus de civilisation et qu'hélas, nous n'aurions pas su transmettre les bonnes valeurs à une partie des jeunes générations", explique à franceinfo le professeur de communication politique Arnaud Mercier. En cause, selon ce raisonnement : la faillite de l'école républicaine, la mauvaise éducation des parents, l'immigration… C'est aussi l'un des grands avantages de ce mot : "Vous ne désignez personne de façon extrêmement claire et restrictive. Il permet aux gens d'y voir ce qu'ils veulent et vous ne tombez sous le coup d'aucune loi. C'est la logique du clin d'œil", explique l'expert.
Interrogé sur la connotation raciste de ce terme d'"ensauvagement", Gérald Darmanin a expliqué ne pas avoir fait de lien direct entre les deux. "Ce n'est pas à lui de décider de la chaîne connotative de ce mot, juge le professeur de sémiotique Denis Bertrand. Il se trouve que l'emploi du mot 'sauvage' dans l'histoire culturelle française a dépassé la notion d'animalité pour toucher l'histoire de l'esclavage. Le sauvage s'est trouvé redéfini à ce moment-là en opposition au colonisateur, au civilisé. Gérald Darmanin ne peut pas s'affranchir de l'histoire culturelle de ce mot."
Surenchère lexicale contre réalité des chiffres
Mais quelle est la réalité statistique derrière cette expression d'"ensauvagement d'une partie de la société" ? Les crimes, les délits et plus généralement les violences graves commises contre les personnes sont-ils réellement en augmentation ? Ou plus violents qu'il y a quelques années ? Pour Christophe Soullez, le chef du département de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), il est très difficile de livrer une réponse définitive à cette question : "Ce que l'on peut dire, c'est que depuis 2019, il y a une hausse du nombre d'homicides, de tentatives d'homicides et des violences ayant entraîné la mort. C'est l'année où il y en a eu le plus depuis 1974." L'année dernière, 970 personnes ont été tuées en France, soit 76 de plus qu'en 2018. Cependant, sur une période plus large, entre 1994 et 2014, on constate que le nombre d'homicides a diminué de 60%.
Si cette augmentation des homicides entre 2018 et 2019 est "à prendre en compte, il y a aussi des indicateurs qui déclinent, explique Christophe Soullez. De 2013 à 2018, on a eu une division par deux du nombre de vols avec violence déclarés, selon les données des enquêtes de victimation [des enquêtes menées auprès des victimes]." Même constat auprès des personnes victimes de coups et blessures en dehors du ménage, en diminution de 2008 à 2016. "Depuis 2016, cela augmente à nouveau, mais cela reste inférieur aux chiffres de 2008", explique Christophe Soullez.
Cet ensauvagement pourrait-il nommer non pas une hausse du nombre de faits mais une violence plus extrême ? "C'est très difficile à dire, poursuit Christophe Soullez, car les données ne reflètent souvent pas ce critère-là. Sur la gravité des faits, on n'a que l'enquête de victimation qui prend en compte le nombre de jours d'incapacité totale de travail (ITT) des victimes. Sur la période 2013-2018, la gravité des faits n'évolue pas, on est autour de 15% des victimes qui ont besoin de jours d'ITT."
"C'est surtout une question de perception, poursuit l'universitaire. Dans ce mot d''ensauvagement', on a l'idée qu'aujourd'hui, certains individus commettent leurs faits en bande. C'est vrai que le groupe joue un rôle énorme. Il y a cette idée d'individus qui n'hésitent pas à s'acharner à plusieurs sur une victime. Difficile de savoir, en revanche, si c'est un phénomène nouveau."
L'expression d'une identité politique
Le choix du mot a-t-il été mûrement réfléchi par Gérald Darmanin ? "Je ne peux pas croire que ça n'ait pas fait l'objet d'une discussion au sein de son cabinet", avance Arnaud Mercier. En empruntant un élément de langage utilisé ces dernières années par l'extrême droite, le ministre sait qu'il sera repris par la presse et largement commenté. Et aujourd'hui, créer l'événement en politique, "à défaut de faire quelque chose, c'est d'abord dire quelque chose", confirme Denis Bertrand.
Dans le même temps, ce mot permet à Gérald Darmanin d'imprimer sa marque au ministère qu'il a repris cet été. Son prédécesseur, Christophe Castaner, a quitté ses fonctions sous les critiques acerbes des syndicats de police, qui se sont sentis "lâchés" par leur ministre de tutelle lors des manifestations contre les violences policières en France. Gérald Darmanin, homme de droite, donne ainsi une identité clairement marquée à son ministère, dans la lignée de son mentor, Nicolas Sarkozy. "C'est très clair : il se pose en premier flic de France. C'est le retour de Sarkozy, le premier Sarkozy, celui qui était apprécié des policiers", décrypte Arnaud Mercier.
Pour créer un événement politique avec un mot, il faut que le mot soit figuratif, qu'il donne du grain à moudre. Le discours politique a pour vocation de rendre sensibles les choses. Pour cela, il faut employer des mots qui mettent sous les yeux les objets dont on veut parler. Il faut que tout le monde ait des images qui surgissent en tête.
Denis Bertrand, professeur de sémiotiqueà franceinfo
D'autant qu'en créant cette séquence autour d'un élément de langage, Gérald Darmanin ne prend presque aucun risque politique. Issu du parti Les Républicains (LR), connu pour ses positions fermes sur la délinquance et l'immigration, le ministre de l'Intérieur ne se trouve pas dans une posture iconoclaste en parlant d'ensauvagement. Au sein de son ancienne formation politique, le mot est notamment parfaitement assumé par Eric Ciotti, et les propos du ministre sont défendus par Christian Estrosi ou encore Nadine Morano. En retrait de LR, Xavier Bertrand, président de la région Hauts-de-France et ancien ministre de Nicolas Sarkozy, a pour sa part évoqué un "été Orange mécanique", en référence directe à l'ouvrage de Laurent Obertone, dans un entretien au Figaro publié le 26 juillet.
"Le risque politique est nul", confirme Arnaud Mercier. Au sein du gouvernement, même si le terme dérange, l'indignation reste très mesurée. Emmanuel Macron a refusé de reprendre le mot, indiquant lui préférer une "banalisation de la violence". Jean Castex a souhaité "fermer le ban" en assurant qu'il n'y avait là "aucune polémique". Quant à Marlène Schiappa, dont le secrétariat d'Etat dépend de la place Beauvau, elle a refusé, dans le magazine Valeurs actuelles, de céder aux "cris d'orfraie d'une partie de la gauche qui ferme les yeux et se complaît dans la culture de l'excuse". Ne reste donc qu'Eric Dupond-Moretti pour s'insurger contre cette expression. Rien de surprenant, à en croire l'analyse d'Arnaud Mercier : "La campagne d'Emmanuel Macron va se jouer à droite et le président de la République sait ce qu'il fait lorsqu'il nomme un homme comme Gérald Darmanin à un poste aussi important que l'Intérieur."
Une victoire idéologique pour l'extrême droite
Quitte à offrir une victoire idéologique au parti de Marine Le Pen ? Car si le terme a été utilisé par Laurent Obertone, c'est bien Marine Le Pen qui l'a popularisé. Le 8 février 2013, la patronne du RN est apparue dans une vidéo publiée sur ses réseaux sociaux avec La France Orange mécanique à la main, encourageant ses sympathisants à l'acheter. Elle n'a pas hésité à faire de l'accroche de la quatrième de couverture ("Enquête choc sur l'ensauvagement d'une nation") un élément de langage récurrent de ses discours de campagne. Le 1er décembre 2018, le RN a d'ailleurs organisé un colloque – auquel Laurent Obertone était bien entendu convié – intitulé "De la délinquance à l'ensauvagement ?".
« Le #RN demande à #Darmanin un #Copyright sur la notion d'#ensauvagement.
— Jean MESSIHA (@JeanMessiha) August 14, 2020
Il faut à présent qu'il arrête d'appeler un criminel un exclu et un délinquant une victime quand ils sont immigrés.
C'est non seulement insupportable mais surtout ... raciste ! »@CNEWS@EliotDel pic.twitter.com/cwaWCQCIDc
Le RN est-il inquiet de voir le ministre braconner sur ses terres ou se frotte-t-il les mains ? "C'est théorisé depuis longtemps par l'extrême droite : il n'y a pas de victoire politique sans lutte pour l'hégémonie culturelle, explique Arnaud Mercier. Pour ce camp, c'est une sorte d'équilibre à trouver entre gagner la bataille des mots et faire comprendre à l'électorat que la droite usurpe ses termes." En meeting de rentrée à Fréjus, dimanche 6 septembre, Marine Le Pen avait déjà actualisé ses éléments de langage : "C'est une véritable barbarie qui s'installe. Avec la barbarie, on ne négocie pas, on la combat." Reste à savoir où s'arrêtera la surenchère verbale.
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