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A Cuttoli-Corticchiato, les Corses en ont "marre de voir les Parisiens tout acheter"

Face à la hausse des prix immobiliers, les nationalistes corses défendent le statut de résident, qui obligerait un particulier à résider cinq ans sur l'île avant d'y acheter un bien immobilier. Reportage dans le premier village à avoir tenté d'imposer cette règle.

Article rédigé par Thomas Baïetto - Envoyé spécial à Cuttoli-Corticchiato,
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Le village de Cuttoli-Corticchiatto (Corse-du-Sud), le 19 janvier 2016. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Le village de Cuttoli-Corticchiato (Corse-du-Sud) surplombe la basse vallée de la Gravona. A 600 m d'altitude, il offre un panorama remarquable : au nord-est, les sommets enneigés du massif corse ; à l'ouest, on devine l'imposant rocher des Gozzi, qui annonce le golfe d'Ajaccio. La capitale régionale n'est qu'à 20 minutes de route, un peu moins si l'on habite tout en bas de la commune, dans la plaine.

Cette proximité et ce paysage font de Cuttoli-Corticchiatto une commune très attractive. Ces dernières années, les prix de l'immobilier ont grimpé. "Dans la plaine, on est passé de 10€ le m² de terrain il y a 15 ans à 120 euros. Si nous décidions de vendre les terrains communaux à la découpe, nous pourrions avoir des trottoirs en or", explique Jean Biancucci, maire depuis 2011. Le salaire des Cuttolais n'a pas augmenté au même rythme. "Il est rare que les gens d'ici achètent. Ils n'ont plus les moyens, vu les prix pratiqués, de racheter leur patrimoine", regrette l'édile, qui préside également le groupe nationaliste Femu a Corsica à l'Assemblée de Corse.

"Un sentiment généralisé de spoliation"

A l'écouter, ceux qui ont les moyens viennent souvent de l'autre côté de la Méditerranée, du "continent". "Il y a, depuis un certain temps, ce sentiment généralisé de spoliation chez les Corses", rappelle-t-il, en évoquant l'île privatisée de Cavallo. A quelques pas de la mairie, un trois pièces est à vendre dans une maison de pierre aux volets fermés. "Je suis à peu près sûr que c'est quelqu'un de l'extérieur qui va l'acheter", lance Jean Biancucci. Ses craintes ne sont pas infondées. "Nous avons déjà organisé deux visites et deux autres personnes sur le continent m'ont demandé les documents", indique l'agence immobilière au téléphone. [Le propriétaire a écrit à francetv info après la publication de cet article pour indiquer qu'il était favorable au statut de résident mais que la mairie lui a dit qu'il pouvait vendre "sans restrictions particulières"]

Un appartement à vendre, dans une maison de Cuttoli-Corticchiato (Corse-du-Sud), le 19 janvier 2016. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

La situation n'est pas propre à Cuttoli-Corticchiato. Elle est même nettement plus marquée sur le littoral d'une île qui compte 35% de résidences secondaires selon les chiffres de l'Assemblée de Corse (PDF). Alain Spadoni, président du Conseil régional des notaires de Corse, exerce à Ajaccio. "Sur les quelque 400 logements que j'ai vendus sur la route des Sanguinaires [le quartier résidentiel huppé de la cité impériale, au bord de la mer], il y avait 11% d'acheteurs corses, c'est-à-dire des personnes installées sur l'île depuis un certain nombre d'années", calcule-t-il.

La première commune à voter le statut de résident

Sur les hauteurs de la vallée de la Gravona, le maire a pris une décision radicale. Celle de réserver les logements bon marché d'un projet de lotissement aux seuls Corses. En février 2014, la commune de Cuttoli-Corticchiato a été la première à voter le statut de résident. Le principe est simple : demander à tout futur acheteur de justifier qu'il habite sur l'île depuis au moins cinq ans. "Les habitants nous disaient : 'Il faudrait que les jeunes puissent construire chez eux au lieu de partir sur le continent.' C'est une revendication nationaliste mais chez nous, cela répond surtout à un problème concret", justifie Jean Biancucci

Depuis, l'idée a fait plus de chemin dans les têtes que dans les faits. Jean Biancucci a reçu des messages de félicitations de communes des Hautes-Alpes ou du Pays basque, confrontées au même problème. Sous la précédente majorité, de gauche, l'Assemblée de Corse a voté le principe du statut de résident en avril 2014. Elus en décembre 2015 à la tête de la région, Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni font pression sur le gouvernement français, qui a accepté de créer un groupe de travail sur "la question foncière et à la lutte contre la spéculation". L'application de ce principe qui rompt l'égalité entre les Français nécessite en effet une modification de la Constitution.

"On vit ici et on ne peut pas se loger"

A Cuttoli-Corticchiato, l'affaire est entre les mains du tribunal administratif. "La décision est pendante, cela fera deux ans en juin", précise Jean Biancucci, défendu dans ce dossier par le cabinet d'un certain Gilles Simeoni. Lorsqu'ils sortiront de terre, les logements du Sgaritatu seront quoi qu'il arrive réservés aux insulaires. "Je vais appliquer cette condition, statut de résident ou pas", martèle le maire.

Le maire de Cuttoli-Corticchiato (Corse-du-Sud), Jean Biancucci, le 19 janvier 2016. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Les Cuttolais applaudissent. "On en a marre de pas pouvoir se loger, de voir les Parisiens débarquer et tout acheter", résume Nathalie, 28 ans, agacée par "ces maisons qui restent fermées tout l'hiver". "Nous, on vit ici, on travaille ici, et on ne peut pas se loger", regrette cette locataire de la plaine de Cuttoli. Avec son conjoint, en CDI chez EDF, elle gagne entre 3 500 et 4 000 euros par mois, mais ne parvient pas à acheter ou à faire construire. "Avec ce que les banques nous prêtent, on a assez pour acheter un terrain [compter 145 000 euros pour 2 000 m²], pas pour mettre la maison dessus", développe-t-elle. Elle a envoyé un dossier pour le lotissement du Sgaritatu.

Le "désordre juridique" de l'immobilier corse

Dans le bourg de Cuttoli, Christine, 53 ans, approuve également le statut de résident. "Nos jeunes n'ont plus accès aux terrains. On a dû couper notre maison en deux pour que l'une de nos filles devienne propriétaire", raconte-t-elle. Eleveuse de porc nustrale, la race corse, elle subit de plein fouet dans son activité les conséquences des hausses de prix. "On s'est renseignés il y a quelques années pour acheter des terres pour faire de l'orge, se souvient-elle tandis que son mari sort une terrine fumante du four. On est partis en courant quand on a vu les prix." Sur l'île, les propriétaires préfèrent souvent attendre que leurs terres agricoles soient requalifiées constructibles plutôt que de les louer ou les vendre moins chers aux agriculteurs.

Le tableau brossé par les nationalistes manque cependant de nuances. "On ne peut pas faire porter tous les torts de la création à ces malheureux qui achètent chez nous", ironise Pierre-Paul Carette, président de la Fnaim Corse. Dans les années 1990, à cause du contexte politique, le marché des résidences principales était complétement atone dans la région, avec "une valeur du m² à Ajaccio égale à ce qu'on pouvait acheter à Roubaix (Nord)". Le redémarrage qui a suivi, essentiellement porté par les insulaires, a naturellement fait augmenter les prix. Plutôt que "d’aller chercher de grands dossiers difficiles à faire aboutir" comme le statut de résident, l'agent immobilier préférerait que l'on "cherche des adaptations de la loi fiscale pour protéger le patrimoine corse".

Un cadastre chaotique

Alain Spadoni juge lui aussi que la priorité est ailleurs. Le notaire dénonce depuis des années le "désordre juridique" de l'immobilier insulaire. Le cadastre recense 49 000 biens non délimités – une parcelle où on ne sait pas exactement qui possède quoi – en Corse-du-Sud et 54 000 en Haute-Corse, contre 1 000 en moyenne par département sur le continent. "Dans beaucoup de cas, on ne sait pas qui est le propriétaire et lorsqu'on le sait, celui-ci ne peut pas toujours le justifier", se désole le notaire.

La mesure, majoritaire à gauche et chez les nationalistes, suscite également quelques critiques dans la classe politique. "Le statut de résident, c'est prendre un marteau pilon pour écraser une noix", estime Jean-François Profizi, porte-parole de l'association France-Corse. Selon cet ancien responsable socialiste, l'objectif des nationalistes est tout autre. "Ils ont choisi le biais immobilier pour enfoncer un coin et tirer ensuite la ficelle pour établir une citoyenneté corse" avec des droits différents de ceux des Français, accuse-t-il. A l'écouter, les cinq années de résidence ne seraient qu'une manière de parer "aux critiques sur l'ethnicisation". Le droit du sol comme alternative au droit du sang, en quelque sorte.

"On ira dans la rue s'il le faut"

Un avis partagé par la droite insulaire. Député de la Corse-du-Sud, Camille de Rocca Serra (Les Républicains) avait dénoncé en 2014 un principe sans avenir juridique ou institutionnel. "On est bien dans l’idéologie, et non pas dans la recherche de solutions viables, qui d’ailleurs, ne sont pas réellement exploitées ou envisagées pour mieux imposer l’idée du statut de résident", écrit-il sur son site.

Le président de l'Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, et le président de l'exécutif de l'île, Gilles Simeoni, le 17 décembre 2015 à Ajaccio (Corse-du-Sud). (PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP)

Forts de leurs succès électoraux, les nationalistes balayent les critiques. "Il n’a jamais été question de race, d’origine ou de religion. Il ne s’agit pas de ça", assène Jean Biancucci. L'édile, un vieux routier du nationalisme corse, sait que ses idées ne se sont jamais aussi bien portées dans l'île. "Nous avons le vent en poupe. On doit avoir la moitié de la Corse avec nous, savoure-t-il, avant d'envoyer un message au gouvernement. On ira dans la rue s’il le faut. La rue tranchera."

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