Cet article date de plus de six ans.

Spike Lee, l'infatigable défenseur de la cause noire qui veut réveiller l'Amérique

Article rédigé par Camille Caldini
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
Le réalisateur américain Spike Lee, récompensé du Grand Prix pour "BlacKkKlansman", au Festival de Cannes, le 19 mai 2018. (ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP)

A 61 ans, et avec 35 ans de carrière derrière lui, Spike Lee sort "BlacKkKlansman", pamphlet contre les suprémacistes blancs aux Etats-Unis. Preuve que le réalisateur n'est pas prêt à se taire.

"Wake up !" L'injonction au réveil est une rengaine chez Spike Lee. C'est la dernière phrase de School Daze (1988) et la première de Do the Right Thing (1989). Et les spectateurs l'entendront à nouveau dans son dernier film, BlacKkKlansman, qui sort mercredi 22 août en France. Depuis le début de sa carrière, dans les années 1980, le réalisateur s'applique, dans chacune de ses œuvres, à représenter la communauté noire américaine au cinéma et à nommer et dénoncer sans détour "le racisme systémique" des Etats-Unis, Hollywood inclus. "Spike Lee veut que nous nous réveillions. Il veut que nous soyons honnêtes avec nous-mêmes quant à ce pays. Et il nous supplie de nous éduquer à propos de notre histoire", insiste le magazine Time (en anglais).

Souvent affublé de la mention "réalisateur controversé", Spike Lee s'accommode mieux de l'épithète "provocateur". Une étiquette qu'il porte partout, comme ses casquettes et ses lunettes à monture épaisse. Dans ses films, dans ses rapports avec Hollywood et dans ses déclarations politiques plus directes, le cinéaste et producteur pose un regard acerbe sur la société américaine et son racisme, quitte à se fâcher avec les studios et même quelques amis. Au risque aussi d'être caricaturé par ses détracteurs en "angry black man", ce cliché d'homme noir perpétuellement en colère (sous-entendu "sans raison").

La rage sur pellicule

C'est vrai, Spike Lee est en colère. Il imprime sa rage sur pellicule dès ses premiers travaux d'étudiant en cinéma à la prestigieuse Tisch School of the Arts de l'université de New York (NYU). En première année, il étudie Naissance d'une nation (The Birth of a Nation, sorti aux Etats-Unis en 1915) de D.W. Griffith, premier blockbuster de l'histoire, dont le discours raciste a longtemps servi au Ku Klux Klan pour recruter de nouveaux membres. Griffith est alors présenté aux étudiants comme un "père du cinéma américain" mais le professeur passe sous silence la glorification, dans ce film, de la violence contre les Noirs. Spike Lee, "troublé", y répond avec un court-métrage, The Answer, qui manque de lui coûter sa place à NYU (et qu'il garde désormais secret). Lors de la projection, certains membres de la fac le jugent "agressif", raconte le Guardian (en anglais).

L'œuvre de Spike Lee parle aussi d'amour (la série Nola Darling n'en fait qu'à sa tête) ou de musique (Mo' Better Blues), mais ses films les plus marquants sont les plus politiques. Do the Right Thing est devenu "emblématique de la culture noire américaine des années 1980", résume le magazine Les Inrocks, qui souligne "l'influence massive" de l'œuvre sur plusieurs générations de réalisateurs américains et européens, jusqu'à Mathieu Kassovitz, avec La Haine. Ce troisième film de Spike Lee, sorti en France en 1989, raconte une journée caniculaire à Brooklyn, autour d'une pizzeria du quartier noir de Bedford-Stuyvesant, où les tensions raciales entre Italo-Américains et Afro-Américains dégénèrent en émeute. Le film suscite la controverse : certains critiques considèrent que Spike Lee incite les Noirs à la violence. L'Académie des Oscars le snobe, tout comme le jury du Festival de Cannes, qui remet cette année-là sa Palme d'or à Sexe, mensonges et vidéos de Steven Soderbergh.

Le biopic Malcolm X (1992), son film le plus commercial, n'échappe pas aux polémiques. Trois ans après l'assassinat du leader noir en 1965, l'auteur James Baldwin s'est attelé à l'écriture laborieuse d'un scénario. "Un long naufrage", raconté par Le Monde. L'enfant de Brooklyn joue des coudes pour obtenir ce scénario, en écartant sans scrupule le Canadien Norman Jewison, réalisateur de Dans la chaleur de la nuit, pressenti par les studios. Il estime que ce dernier manque de "la compréhension profonde de la psyché noire".

Après avoir épuisé le budget des studios Warner, Spike Lee investit une grosse partie de son salaire pour le montage. Toujours insuffisant. Pour terminer le film à sa façon, il frappe alors aux portes de ses riches amis noirs : Magic Johnson, Oprah Winfrey, Bill Cosby et Janet Jackson lui ouvrent leurs portefeuilles. "On fait avec ce qu'on a. C'est un article de foi pour les Afro-Américains", explique-t-il au Monde. "Nous sommes arrivés comme esclaves dans ce pays. Il a fallu se débrouiller dans toutes les situations", insiste-t-il.

La mémoire de l'esclavage dans le sang

Depuis 1983, Spike Lee tourne au moins un film par an et compte une quinzaine de documentaires à son actif. Mais aucun n'a reçu de prix d'envergure, aux Oscars ou à Cannes, avant BlacKkKlansman, récompensé par le Grand Prix en 2018. Après le succès commercial de Inside Man, en 2006, le réalisateur a même connu une longue période de vaches maigres.

Pourtant, même ceux qui n'ont pas vu ses films ont pu entendre parler de Spike Lee, célèbre pour ses querelles avec le tout-Hollywood. Il a par exemple souvent reproché à Quentin Tarantino son usage abusif, dans ses dialogues, du mot "nigger" (équivalent de "nègre" ou "négro" en français, injure raciale taboue aux Etats-Unis, où l'on parle du "N-word"). En 2012, il clame haut et fort qu'il n'ira pas voir son Django Unchained, qu'il juge "irrespectueux pour ses ancêtres". "L'esclavage en Amérique n'est pas un western spaghetti de Sergio Leone", peste-t-il sur Twitter (le message a été supprimé depuis). "Mes ancêtres sont des esclaves. Volés à l'Afrique. Je les honorerai."

Clint Eastwood a fait deux films sur Iwo Jima qui dépassaient les quatre heures et pas un acteur noir n'est vu à l'écran.

Spike Lee

au Festival de Cannes, en 2008

Le freluquet à casquette n'a même pas peur des cow-boys. En 2008, en plein Festival de Cannes, Spike Lee accuse Clint Eastwood d'avoir omis les soldats noirs dans ses films sur la Seconde Guerre mondiale, Mémoires de nos pères et Lettres d'Iwo Jima. Eastwood répond dans la presse que "les soldats noirs n'ont pas planté le drapeau" à Iwo Jima. "Ce genre de mec devrait la fermer", selon le réalisateur libertaire. Réplique immédiate : "Cet homme n'est pas mon père, et on n'est pas dans une plantation". Nouvelle référence à l'esclavage, dont Spike Lee porte la mémoire dans son sang.

Ses attaques ne sont pas toujours aussi personnelles. A l'hiver 2015, Spike Lee reçoit un Oscar d'honneur pour l'ensemble de son œuvre. L'occasion pour lui de rappeler qu'il est plus facile pour un Noir de devenir président des Etats-Unis que patron d'un studio hollywoodien. Quelques mois après, il annonce qu'il n'assistera pas à la cérémonie des Oscars de 2016. Hollywood est alors secoué par les critiques sur son manque de diversité. Sur Instagram, Spike Lee explique : "Comment est-il possible que, pour la deuxième année consécutive, les 20 nommés dans les catégories "acteurs" et "actrices" soient blancs ? On ne sait pas jouer ?" Mais le réalisateur pense que le séisme qu'il espère n'arrivera pas "à la suite de la victoire d'un Afro-Américain aux Oscars". Ce qu'il veut, c'est voir "des gens de couleurs aux positions de pouvoir qui en feront des gardiens du royaume", explique-t-il au Monde.

Spike Lee contre "Agent orange"

La victoire de Jordan Peele, récompensé en mars 2018 par l'Oscar du meilleur scénario original pour le thriller Get Out, a toutefois un peu changé la donne, y compris pour Spike Lee. Fort de cette reconnaissance, Jordan Peele a mis sa société de production au service du projet BlacKkKlansman, confié à Spike Lee. Aux Etats-Unis, le film est sorti le 10 août 2018, peu avant le sordide anniversaire des affrontements de Charlottesville (Virginie) en 2017, pendant lesquels une jeune femme, Heather Heyer, a été tuée par un suprémaciste blanc qui a lancé sa voiture sur la foule. Les images de la scène clôturent BlacKkKlansman, inscrivant dans le présent l'histoire du flic qui a infiltré le Ku Klux Klan dans les années 1970.

Les événements de Charlottesville ont profondément marqué Spike Lee. Il raconte volontiers que c'est lui qui a annoncé la nouvelle à l'ancien président Barack Obama, qui jouait au golf à côté de chez lui, sur Martha's Vineyard, une île huppée du Massachusetts où Spike Lee a fait construire une maison. La réaction de Donald Trump, qui a renvoyé dos à dos les néonazis et les militants antiracistes, a provoqué un torrent d'insultes de la part de Spike Lee.

"Ce mec à la Maison Blanche n'a pas dénoncé le putain de Klan, ni l'alt-right, ni ces putains de nazis", lâche-t-il, articulant chaque mot, lors d'une conférence de presse, au Festival de Cannes, pour la présentation de BlacKkKlansman. Le réalisateur prend soin de ne jamais nommer le président honni. Il est tantôt "Agent orange", tantôt "the motherfucker in the White House", ou encore "le type qui sépare les familles et met les enfants en cage"

Spike Lee a toujours un œil sur l'actualité sociale et politique, qui nourrit son œuvre autant que ses interventions sur les réseaux sociaux. Il se mobilise régulièrement pour protester contre la prolifération des armes et les violences policières envers les Noirs. Mais sa crédibilité de militant de la cause noire a récemment été égratignée. L'une de ses sociétés de production a reçu 200 000 dollars pour participer à l'élaboration d'une campagne afin de redorer l'image de la police de New York, qu'il a beaucoup critiquée par le passé. La révélation du Wall Street Journal (en anglais)  a fait grincer des dents. Spike Lee se défend en invoquant la nécessité d'avoir "un dialogue ouvert". Et BlacKkKlansman, inspiré librement de l'histoire de Ron Stallworth, policier noir qui a infiltré le Ku Klux Klan, lui vaut à nouveau des critiques, venues cette fois d'un réalisateur noir. Boots Riley (Sorry to Bother You) lui reproche de donner le beau rôle à la police dans la lutte contre le racisme et de romancer l'histoire d'un policier qui a surtout infiltré les groupes radicaux noirs.

Ainsi le provocateur semble-t-il de moins en moins provocant. Comme le souligne le New York Times, il n'est plus du tout "le seul réalisateur noir pris au sérieux". Barry Jenkins a reçu l'Oscar 2017 du meilleur film pour Moonlight, Jordan Peele a été récompensé en 2018 pour Get Out et Ryan Coogler a conquis le public international avec Black Panther. Le quotidien américain y voit un basculement. La preuve que "dans l'industrie culturelle, les histoires engagées racontées par des Noirs ne sont plus confinées à la marge, mais touchent aussi le grand public". Quelle place Spike Lee y trouvera-t-il ?

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.