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On vous explique comment l'opération Bouclier de Troie a permis un énorme coup de filet mondial dans le milieu du crime organisé

Le déchiffrement de communications entre malfaiteurs, qui avaient utilisé sans le savoir des téléphones distribués par le FBI, a permis l'arrestation de plus de 800 personnes dans le monde, la saisie de plusieurs millions d'euros et de plusieurs tonnes de drogue. 

Article rédigé par Catherine Fournier - (avec AFP)
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Une boîte contenant une importante somme d'argent saisie dans le cadre de l'opération Bouclier de Troie, révélée le 8 juin 2021 par la police néo-zélandaise. (NZ POLICE / AP / SIPA)

Un scénario de film n'aurait pas fait mieux. Le FBI, l'agence européenne de police Europol et plusieurs pays, dont l'Australie, ont révélé, mardi 8 juin, que des milliers de téléphones censés permettre aux criminels de passer inaperçus pour organiser leur trafic de drogues, d'armes ou même des assassinats avaient été disséminés dans les rangs de la mafia, de syndicats asiatiques du crime organisé, de cartels de la drogue, ou encore de gangs hors-la-loi de motards. Au total, plus de 800 personnes ont été arrêtées lors d'un gigantesque coup de filet international.

Franceinfo vous explique comment a été montée cette ingénieuse opération, baptisée Trojan Shield (Bouclier de Troie).

Un ancien importateur de drogue à l'origine du stratagème

Les détails de l'opération figurent dans une déclaration sous serment du FBI déposée devant un tribunal américain le 17 mai 2021, rapporte The Guardian (article en anglais). Selon le quotidien britannique, qui a pu consulter ce document, tout a commencé à la mi-2018, lorsqu'un importateur de drogues condamné a rencontré des agents du FBI de San Diego (Californie, Etats-Unis) et leur a fait une offre alléchante : en échange d'une éventuelle réduction de peine, le bureau aimerait-il bénéficier d'une porte dérobée dans les communications chiffrées d'un vaste réseau de groupes criminels organisés ?

Cet informateur n'est autre qu'un ex-distributeur de Phantom Secure, complète le New York Times (article en anglais). Cet ancien système de communications chiffrées dans le milieu du crime organisé avait été démantelé quelques mois plus tôt, en mars 2018, laissant un vide sur ce marché et sur les possibilités d'infiltration.

Entre-temps, cet informateur avait développé un nouveau système appelé ANoM. Selon le New York Times et le Guardian, il a accepté de laisser le FBI contrôler ce réseau ANoM en échange d'une somme de 180 000 dollars (148 000 euros) et a commencé, en octobre 2018, par proposer les appareils à trois autres distributeurs ayant des liens avec le crime organisé en Australie. C'est la première fois que des autorités contrôlent un réseau chiffré entier dès sa création, précise le quotidien américain. "Le FBI a joué à la CIA : ils ont carrément créé la messagerie eux-mêmes et ont mis les téléphones portables dans les poches des gangsters. En plus, ils ont fait une opération d'influence pour dissuader les concurrents", observe sur franceinfo Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Des rumeurs ont en effet été lancées sur la prétendue vulnérabilité d'un système concurrent baptisé Ciphr.

Des téléphones équipés d'un logiciel de chiffrage personnalisé 

Ce dispositif ANoM est un téléphone portable modifié, dépourvu de tout élément susceptible d'être utilisé pour pénétrer dans les communications (e-mails, appels, services GPS...) et équipé d'un logiciel de chiffrage personnalisé, qui le rend théoriquement beaucoup plus sûr que tout ce qui existe sur le marché. Sa seule application fonctionnelle était déguisée en calculatrice : après avoir entré un code, les utilisateurs pouvaient envoyer des messages et des photos avec un chiffrement de bout en bout. Ce "code secret, via un petit logiciel, a permis de renforcer dans l'esprit des criminels qu'il s'agissait d'un outil ultra blindé", analyse sur franceinfo le journaliste Damien Bancal, spécialisé en cybersécurité.

Le FBI et la police australienne ont commencé par disséminer 50 téléphones, principalement en Australie, en s'appuyant sur des gens ayant de l'influence dans le milieu − y compris un baron de la drogue en cavale en Turquie. Ces appareils ne pouvaient s'acheter que sur le marché noir, pour environ 2 000 dollars (1 600 euros), et le fameux code secret devait être transmis par un autre utilisateur d'ANoM. "Un criminel devait connaître un autre criminel pour obtenir ce matériel", a précisé la police australienne dans un communiqué.

"Les appareils ont circulé et leur popularité a grandi parmi les criminels, qui avaient confiance dans la légitimité de l'application car de grandes figures du crime organisé se portaient garantes de son intégrité."

La police australienne

dans un communiqué

"Au final, ils se sont passé les menottes les uns aux autres en adoptant et en faisant confiance à ANoM et en communiquant ouvertement avec, sans savoir que nous les surveillions tout le temps", s'est félicité le chef de la police australienne, Reece Kershaw, dans le communiqué.

Plus de 27 millions de messages interceptés en 18 mois

Au total, 11 800 appareils ont été vendus à plus de 300 syndicats du crime opérant dans plus de 100 pays, selon Europol (en anglais), partenaire de l'opération. Les pays qui en ont reçu le plus sont l'Australie, l'Espagne, l'Allemagne et les Pays-Bas. Pendant dix-huit mois, 27 millions de messages ont été interceptés et examinés. Dans leur contenu, on trouve par exemple des discussions entre deux trafiquants de drogue australiens partageant des photos de centaines de kilogrammes de cocaïne dans un emballage portant le logo de Batman.

Avec les téléphones portables ANoM, des criminels ont organisé l'expédition de cocaïne dissimulée dans des boîtes de thon, dans un conteneur, de l'Equateur vers la Belgique, cite le New York Times. La cocaïne a également fait l'objet d'un trafic dans des enveloppes diplomatiques françaises scellées à partir de Bogota (Colombie), ajoute le journal.

L'examen des messages a permis de déjouer 21 complots de meurtre, dont un visant à utiliser une mitrailleuse dans un café, a détaillé le chef de la police australienne. Il a aussi mis à jour "de nombreuses affaires de corruption publique de haut niveau dans plusieurs pays", a révélé Reece Kershaw, signalant que des informations sensibles étaient transmises à des criminels par des personnalités corrompues des forces de l'ordre.

Huit cents arrestations dans le monde entier et d'autres à venir

Qu'est-ce qui a précipité la fin de l'opération ? Selon l'AFP, cette infiltration a visiblement volé en éclat en mars 2021, quand un blogueur a révélé en détails les failles de sécurité de ANoM, présenté comme un dispositif lié à l'Australie, aux Etats-Unis et aux autres membres de l'alliance de renseignements des FiveEyes. Ce post a été supprimé depuis. 

Toujours est-il que les opérations menées ces derniers jours dans 16 pays ont permis, selon Europol, de perquisitionner 700 maisons, de saisir plusieurs tonnes de drogue (principalement de la cocaïne), 250 armes à feu, 55 véhicules de luxe et 48 millions de dollars en plusieurs devises et cryptomonnaies et d'interpeller 800 personnes. "D'innombrables opérations dérivées seront menées dans les semaines à venir", précise l'organisation européenne.

"Les résultats sont stupéfiants", s'est réjoui mardi Jean-Philippe Lecouffe, directeur adjoint des opérations à Europol, lors d'une conférence de presse à La Haye (Pays-Bas). Rien qu'en Australie, 224 personnes ont été inculpées d'un total de plus de 500 chefs d'accusation, six laboratoires de fabrication de drogue ont été fermés, quantités d'armes et 45 millions de dollars australiens (29 millions d'euros) en liquide ont été saisis. La police néo-zélandaise, qui a fait état de 35 arrestations, décrit l'opération comme "la plus sophistiquée au monde contre le crime organisé qui ait été menée par les forces de l'ordre à ce jour".

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