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Attentats de Bruxelles: un ancien de la CIA juge le renseignement européen

Après les attentats de Bruxelles, les services belges et français ont été mis en cause et critiqués pour les problèmes de transmissions d'informations, l'efficacité limitée de l'antiterrorisme due au millefeuille de l'Etat fédéral belge, l'absence d'une structure de renseignements pour l'UE... Le point de vue d'un ex-responsable de la CIA, spécialisé dans la lutte anti-al Qaïda, Glenn Carle.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le livre de Glenn Carle (The Interrogator, «L'Interrogateur») avec en arrière-plan, le sigle de la CIA (Central Intelligence Agency) (DR)

Après les attentats de Bruxelles, les services de sécurité belges et français ont été mis en cause. Problèmes de transmissions d'informations, efficacité limitée de l'antiterrorisme due au millefeuille administratif de l'état fédéral belge, absence d'une vraie structure de renseignements à l'échelle européenne, les critiques n'ont pas manqué. Voici pour Géopolis, le point de vue d'un ancien responsable de la CIA, spécialisé dans la lutte contre Al Qaïda. Son nom : Glenn Carle.

Son discours est singulier, et pour cause... Son français est parfois hésitant mais toujours précis. Notre langue fut aussi la sienne dans le cadre de son métier, celui d’espion à la CIA spécialisé dans l’antiterrorisme face à Al Qaïda. Carle est aujourd’hui à la retraite.

Mais son patronyme est bien connu des Américains. Il a écrit un livre intitulé :  The Interrogator: An Education (Nation Books - «Le Questionneur. Une éducation»), histoire vraie d’un agent de la CIA. Un bouquin très singulier puisque sur les 100 000 mots de l’ouvrage, 40 000 sont recouverts d’un coup de marqueur noir, celui de la censure. Étonnante lecture pleine de béances.

Il est vrai que l’homme de la CIA passe aux aveux, en racontant son histoire. Celle d’un expert «en» Al Qaïda, à la fois homme de terrain et analyste qui se retrouve appelé à la rescousse pour aller «questionner» un homme soupçonné d’appartenir au premier cercle de l’organisation de Ben Laden. Les interrogatoires se déroulent dans des bases secrètes, interdiction à Carle de dire à sa famille où il disparaît régulièrement.

Très vite, il réalise qu’il n’est pas face à l’homme que l’on croit. Certes, le détenu n’est pas un saint mais pas un terroriste non plus. Dans ce lieu qui «n’existe pas», on pratique la torture, Carle la décrit, et cela n’a pas plu à la Centrale (d'où la censure apparente). Il ne cesse aujourd’hui de dénoncer cette perversion du système. «L’interrogé» est resté sous clé huit années durant. Il est aujourd’hui libre après quelques maigres excuses de ses geôliers. Quant à l’espion, il s’est juré d’écrire d’autres livres sur l’espionnage et ses errements. En attendant, c’est cet homme là qui répond à Géopolis après les attentats de Paris et Bruxelles.

Trois questions posées à un pro du renseignement américain sur le renseignement européen.

Les services européens sont-ils responsables d’un gros déficit d’efficacité ?
En fait, au risque de vous surprendre, je ne suis pas vraiment d’accord avec l’idée que l’Europe serait coupable d’un gros déficit d’efficacité en matière de renseignement. Cela ne m’étonne pas qu’on le dise, car c’est une réaction assez classique quand un attentat vient d’avoir lieu. Dans ces moments là, c’est évidemment bien normal, on pointe les failles des services, on dit et c’est souvent vrai, qu’ils ne se parlent pas assez entre eux. On les accuse d’incompétence…

Alors soyons clairs, les manques de coopération, les erreurs d’appréciation, tout cela est certainement vrai pour les Belges comme plus largement pour l’Europe toute entière, mais je sais et j’insiste là-dessus que tous les services occidentaux collaborent très activement en matière d’antiterrorisme. Ils échangent entre eux des données et des analyses, et à ma connaissance, il n’y a pas un service qui ne soit saisi de cette question. Pour moi, cette mise en accusation est surtout politique et émotionnelle. Et de fait, les responsables ne peuvent pas dire que le travail est vraiment fait quand on dénombre des dizaines de morts.

Précisément, les bilans sont particulièrement lourds. N’y a t il pas quelque chose qui ne fonctionne pas, ou, en tout cas, qui pourrait être considérablement amélioré ?
Tout à fait. Je crois qu’il y a un problème que connaissent tous les services et tous les gouvernements. On peut identifier les principaux suspects, ceux qui, aux yeux des professionnels, représentent un réel danger, mais bien souvent, le péril n’apparaît pas comme cela. Ce sont ce que j’appelle les «petits perdants» qui sont les plus redoutables aujourd’hui et c’est parce qu’ils sont ce qu’ils sont que les services ont du mal à apprécier leur dangerosité. On le voit bien, ces personnages sont souvent issus du banditisme, ou même n’ont jamais fait l’objet d’aucune condamnation. 

Il faut donc changer de logiciel, nous ne sommes plus face à des grands opérateurs d’actions terroristes. Mais alors, comment repérer ces nouveaux individus, ces nouveaux réseaux composés de frères, de couples ? Et comment savoir quand ils vont passer à l’acte ? D’autant qu’ils n’ont pas forcément de liens directs avec Daech. Ils sont inspirés par une croyance, par le discours de l'organisation État islamique, par leurs publications sur le web, mais pas forcément par une centrale qui les oriente directement, comme on l’a vu par le passé dans d’autres grandes époques du terrorisme.  

Alors que fait-on ?
On peut s’étriper sur la question de l’échange d’informations, encore faut il avoir quelque chose à transmettre. Selon moi, le changement d’approche consiste à mettre en œuvre ce que j’appellerai un «renseignement de proximité» pour lutter contre Daech. Il faut que la police ou les services connaissent mieux les quartiers des villes. Le gendarme Dupont, qui travaille dans l’arrondissement X, est désormais plus que précieux. Car il est là tous les jours, il doit connaître le voisinage, l’imam, les enseignants, les associations, savoir qui les finance, savoir quand tel ou tel commence à s’habiller autrement, quand il ne va plus au foot, quand il ne fume plus en public, quand tel ou tel enfant manque fortement à l’école…

Je parle là des signes de radicalisation potentielle. C’est cela qu’il faut repérer pour accompagner ces personnes, pour les surveiller et les empêcher d’aller plus loin. Mais, bien sûr, cela n’exclut pas de savoir ce qu’il se passe au cœur de Daech, si tant est que cela soit possible. Mais, pour moi, s’il fallait choisir entre un super officier traitant d’un service de renseignement et un gendarme qui connaît sur le bout des doigts son quartier, je choisirais le gendarme.

Vous ne parlez pas d’une chasse au musulman, comme beaucoup de républicains le font actuellement aux Etats-Unis ?
Évidemment non. C’est le sénateur républicain Ted Cruz qui a dit qu’il fallait enfermer les musulmans, mettre en place des patrouilles. Ce sont de profondes stupidités. Moi je parle de ce que vous avez appelé en France la police de proximité qui doit être fortement réhabilitée pour faire du renseignement de proximité. 

Rien à voir avec le discours simpliste de l’aile droite du parti républicain américain. Vous le savez bien,Trump, le premier, a dit qu’il fallait interdire à tous les musulmans l’entrée sur notre territoire. C’est insensé. Le chef de la police de New-York vient de répliquer remarquablement à ces républicains. Il leur a dit : «Parmi mes hommes, plus d’un millier sont musulmans, deux tiers des réservistes de l’armée le sont aussi et beaucoup ont perdu leur vie en servant notre patrie, les qualifier de traîtres est grotesque !» Il a parfaitement raison. 

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