Arctique : cinq questions sur les relations glaciales entre la Russie et les Etats-Unis
Des exercices militaires de Moscou au nord du cercle polaire font réagir les Américains, qui y voient une volonté des Russes d'amplifier leur mainmise sur la région, convoitée notamment pour sa voie maritime stratégique.
Russes et Américains se sont rencontrés, mercredi 19 mai, lors d'un sommet à Reykjavik (Islande) organisé en marge des réunions du Conseil de l'Arctique. Cette région située au nord du cercle polaire, au statut particulier, cristallise depuis quelques jours les tensions entre les deux pays, en raison des exercices militaires russes, toujours plus nombreux dans la zone. Ces manœuvres inquiètent côté américain, et posent des questions tant politiques que commerciales. Franceinfo tente d'y voir plus clair sur les enjeux autour du Grand Nord.
1Pourquoi la Russie fait-elle l'objet de critiques ?
Comme souvent entre les deux ex-blocs de la guerre froide, il est question de pouvoir. Dominer cet espace de glace et ses eaux, c'est accroître un peu plus son hégémonie, un privilège dont ne voudraient se priver ni les Russes, ni les Américains. La zone, délaissée dans les années 1990 et 2000, est redevenue un centre d'intérêt russe en 2007, avec notamment ses ressources en pétrole et en gaz et ses différents détroits, stratégiques pour le commerce mondial.
Mais c'est particulièrement depuis 2014 qu'un nouveau cap a été franchi par la Russie. "Les Russes multiplient les exercices en Arctique. Ils sont d'une ampleur toujours plus importante, on parle de bâtiments navals et d'hommes toujours plus nombreux à chaque opération", explique Mikaa Mered, chargé d’enseignement en géopolitique des pôles à Sciences Po Paris, interrogé par franceinfo. La Russie ne veut pas prendre le risque de "se retrouver assiégée dans ses propres eaux" en cas de conflit international, avance-t-il. Une "activité militaire parfaitement légale et légitime", a insisté le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov.
"Il est clair pour tout le monde depuis longtemps que ce sont nos terres, notre territoire."
Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères russeen conférence de presse
"Ce n'est pas faux, commente Mikaa Mered. Deux des quatre millions de personnes qui vivent au-delà du cercle polaire sont russes et 53% des côtes de l'océan Arctique le sont aussi. La majorité du territoire et de l'espace est russe." Cette militarisation répond aussi à un besoin de sécurité locale : les investisseurs, dans le domaine énergétique et commercial notamment, ont besoin d'être rassurés pour maintenir leur activité.
Mais de l'autre côté de l'océan Arctique, la vision du problème est loin d'être identique. Le secrétaire d'Etat américain, Antony Blinken, a appelé mardi à "éviter une militarisation" de la région : "Nous avons des inquiétudes au sujet de l'augmentation de certaines activités militaires dans l'Arctique qui (...) sapent l'objectif partagé d'un avenir pacifique et durable pour la région", a-t-il expliqué.
2Que voudraient les Etats-Unis ?
Interrogé lors d'une conférence de presse à l'occasion de sa vite en Islande, Antony Blinken dit vouloir "préserver cette région en tant qu'endroit de coopération pacifique en matière de climat ou d'avancées scientifiques". "Si la Russie choisit de prendre des mesures irresponsables ou agressives contre nos intérêts ou nos partenaires et alliés, nous riposterons, a prévenu le secrétaire d'Etat. Pas pour chercher le conflit ou l'escalade, mais parce qu'on ne peut pas être ainsi défiés impunément."
C'est sous le deuxième mandat de Barack Obama que les Etats-Unis (dont un des Etats, l'Alaska, borde l'océan Arctique) se sont emparés de la question : "Les Américains veulent éviter une militarisation à outrance et que les Russes soient maîtres, car ils considèrent – et c'est une nouveauté – que c’est un espace américain. Cette identité avait été totalement perdue dans les années 1990", rappelle Mikaa Mered. Mais depuis les investissements russes dans la zone, les Etats-Unis peuvent constater le potentiel économique d'une coopération en Arctique. Ils veulent à tout prix éviter de laisser la Russie dominer. "Ils sont dans une démarche de 'réapprivoisement' de cet espace", détaille le spécialiste des pôles.
Débutée sous l'administration Obama et perpétuée par Donald Trump, puis Joe Biden, l'implantation américaine se veut toutefois moins militaire que celle du voisin russe : "Notre espoir est que ce type de coopération continue et que l'Arctique reste une zone de coopération pacifique", a affirmé Antony Blinken.
3Pourquoi les détroits sont-ils source de débat ?
Antony Blinken a reproché également à la Russie ses "revendications maritimes illégales, notamment sur les règles de transit des navires étrangers sur la route du nord" longeant les côtes russes de l'Arctique. Ces règles "sont incohérentes avec le droit international et c'est quelque chose auquel nous avons répondu et allons continuer à répondre", a-t-il certifié.
Pour comprendre ce désaccord, il faut rappeler l'enjeu autour de la route maritime du nord, qui permet de rallier l'Asie à l'Europe en passant par l'Arctique. Il s'agit d'un réel débat international, car la Russie ne respecte pas totalement la Convention des Nations unies sur le droit de la mer : elle considère que le détroit de Béring, passage du nord-est de l'Arctique entre l'extrême-orient russe et l'Alaska, est entièrement composé d'eaux intérieures, quand les Etats-Unis évoquent de leur côté des eaux internationales, dans le respect des textes de la Convention.
"L'allié de la Russie sur ce point, c'est le Canada", assure Mikaa Mered. En effet, le même enjeu se pose à quelques milliers de kilomètres pour le passage du nord-ouest de l'Arctique. Les deux pays défendent donc leurs souverainetés respectives sur des eaux largement enviées par leurs voisins à des fins commerciales. D'autant que le réchauffement climatique dans cette partie du globe a ouvert de nouvelles voies de navigation : en passant par l'Arctique, le trajet d'un navire de l'Asie à l'Europe est beaucoup plus court que la voie traditionnelle (via le canal de Suez).
4Quels sont les pays concernés par la question de l'Arctique ?
Huit pays sont membres du Conseil de l'Arctique : le Canada, le Danemark, les Etats-Unis, la Finlande, l'Islande, la Norvège, la Russie et la Suède. Ces Etats ont en commun d'être bordés par l'océan Arctique ou d'avoir une partie de leur territoire située au nord du cercle polaire. L'institution tente depuis 1996 d'organiser la coopération entre Etats pour gérer cet espace qui, légalement, n'appartient à aucun Etat du globe.
Dans les faits, c'est un peu la Russie contre l'Occident : "Il y a cinq membres de l'Otan, deux pays tampons, la Finlande et la Suède, puis la Russie, détaille Mikaa Mered. Elle est vraiment minoritaire." L'enjeu militaire n'est pas dans les compétences du Conseil. Il n'a été créé que pour permettre une réponse coordonnée aux enjeux environnementaux et climatiques de la zone. Et lorsque l'un d'eux tourne autour de la gestion des ressources énergétiques de la zone, le sujet militaire n'est jamais très loin.
Les récentes déclarations des diplomaties russe et américaine étaient une sorte d'échauffement des deux parties, à l'occasion d'une réunion du Conseil de l'Arctique mercredi et jeudi. C'est au tour de la Russie d'en prendre la présidence tournante pour deux ans. Une position qui suscite tout de même quelques interrogations au vu des récentes déclarations de Moscou. "Cette présidence ne sera pas anecdotique, c'est évident, d'autant qu'elle n'intervient qu'une fois tous les seize ans. Ils vont communiquer sur ces enjeux", anticipe le spécialiste des pôles Mikaa Mered. D'autant plus qu’ils prennent également la présidence du Conseil économique de l'Arctique et du Forum des gardes côtières de l'Arctique, un "outil essentiel de la sécurisation de l'espace local".
L'enseignant se veut toutefois plutôt optimiste : "On risque d’avoir un ours russe plutôt amical. Les Russes marchent sur des œufs, ils doivent sécuriser l'espace, sans aller trop loin niveau militaire, pour ne pas dissuader les investisseurs."
5Pourquoi un conflit dans la région reste-t-il, malgré tout, peu probable ?
"Personne n'a intérêt à un conflit en Arctique, assure Mikaa Mered. En revanche, elle pourrait devenir un théâtre de pressions en cas de conflit ailleurs." Si la crise ukrainienne venait à s'aggraver, par exemple, les Etats voisins pourraient enclencher une militarisation de l’Arctique pour dissuader la Russie d’agir sur d'autres terrains.
"Les Russes n’ont pas intérêt à en faire une zone de conflit, car ce serait un repoussoir à investisseurs."
Mikaa Mered, spécialiste de l'Arctiqueà franceinfo
Surtout que la Russie n'est pas la seule puissance à placer ses pions dans la région. "Il y a aussi la Chine, ce qui fait beaucoup plus peur aux Etats-Unis. Et à la Russie." Ce concurrent de poids, membre observateur au Conseil de l'Arctique, force les deux blocs à l'alliance, ou du moins à l'entente. "La Russie ne veut pas laisser la porte ouverte à la Chine. Pékin est partie prenante aux discussions car elle est un grand partenaire commercial, mais les Russes n'ont aucun mal à rappeler qu'ils sont chez eux."
A l'issue d'une réunion mercredi soir, le chef de la diplomatie russe a salué des discussions "constructives". Les deux puissances (Etats-Unis et Russie) "comprennent la nécessité de mettre fin au climat malsain" des "dernières années", a-t-il assuré. Une tendance vers l'apaisement, malgré de nombreuses "divergences" soulignées par Antony Blinken, qui espère une relation "stable et prévisible".
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