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Reportage Elections en Turquie : une "longue soirée" présidentielle dans un café d'Istanbul, lors d'un premier tour indécis et historique entre Erdogan et Kiliçdaroglu

C'est une première pour la démocratie turque. Le pays se dirige vers un second tour qui devra, le 28 mai, départager le président sortant et son principal adversaire.
Article rédigé par Pierre-Louis Caron - Envoyé spécial en Turquie
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6min
Des habitants d'Istanbul (Turquie) réunis pour suivre la soirée électorale du 14 mai 2023 dans le quartier de Kadiköy. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Au dernier moment, c'est dans son café qu'Ahmet décide de suivre la soirée électorale. Il est 18 heures et les bureaux de vote viennent de fermer, dimanche 14 mai, jour d'élections présidentielle et législatives en Turquie. Le gérant ne prend plus qu'une poignée de commandes, et finit par aller chercher un projecteur afin de diffuser une chaîne d'info en continu. Il vit et travaille à Kadiköy, municipalité d'Istanbul où l'on vote majoritairement pour le Parti républicain du peuple (CHP). Ce soir, il peine à cacher son excitation : la Turquie pourrait élire dès le premier tour Kemal Kiliçdaroglu, "son" candidat et principal rival du président sortant, Recep Tayyip Erdogan.

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Vers 19h30, une dizaine de personnes dans la salle ont les yeux rivés sur le grand écran, quand ils ne pianotent pas nerveusement sur leurs téléphones. Tous ont entre 20 et 35 ans, et n'ont généralement connu que le chef d'Etat islamo-conservateur à la tête du pays. A l'antenne, les journalistes annoncent les résultats partiels qui affluent de toutes les provinces. Avec plus de 64 millions d'électeurs appelés aux urnes, et de fortes tensions autour du scrutin, un taux de participation provisoire frôlant les 90%, le dépouillement va être fastidieux. "La soirée sera longue", répète-t-on dans la salle.

Pour suivre les résultats des élections du 14 mai en direct, le patron de ce café d'Istanbul (Turquie) a installé un projecteur. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Un peu avant 20 heures, deux visages apparaissent à l'écran, interrompant le ballet des chiffres. Mansur Yavas et Ekrem Imamoglu, respectivement maires d'Ankara et d'Istanbul, prennent la parole. Ils affichent leur manque de confiance en l'agence de presse officielle Anadolu, qui diffuse les résultats. Ces figures du CHP font valoir que par le passé, l'agence contrôlée par l'Etat a déjà donné des chiffres élevés en faveur de Recep Tayyip Erdogan, avant de les revoir à la baisse. 

"Depuis 2019, on sait qu'il faut attendre jusqu'au dernier moment", lâche une jeune femme en référence aux dernières élections municipales d'Istanbul, lors desquelles le candidat du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation d'Erdogan, avait été donné en tête toute la soirée, avant de finalement perdre l'élection. Le scrutin avait ensuite été annulé puis réorganisé, avant d'être de nouveau remporté par l'opposition. 

"Mon cœur ne va pas supporter un deuxième tour"

Vers 21 heures, on zappe sur les chaînes d'information et les résultats qui tournent en boucle n'apprennent pas grand-chose aux spectateurs de cette soirée électorale. Recep Tayyip Erdogan est donné gagnant par Anadolu, avec plus de 51% des voix. Mais pour l'agence Anka, réputée plus proche de l'opposition, donne les deux candidats au coude-à-coude, avec environ 47% des suffrages. Ces différences notables agacent dans l'auditoire.

"Je commence à stresser", confie Ece, 30 ans, originaire du quartier. "On ne peut pas faire confiance aux chiffres pour l'instant et c'est fatigant. Mon cœur ne va pas supporter un deuxième tour", prévient-elle avec un sourire nerveux. Pour tuer le temps ou tromper l'anxiété, certains vont acheter de quoi grignoter. Le patron autorise même les cigarettes à l'intérieur. 

Submergée par le nombre de visites, la plateforme du Parti républicain du peuple (CHP) était inaccessible le 14 mai 2023, au moment des résultats de l'élection présidentielle en Turquie. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Quand ils ne regardent pas la chaîne de télévision, les jeunes électeurs se montrent les uns aux autres des images parvenues de toute la Turquie. Dans la province d'Hatay, durement touchée par les séismes de février, certains se sont effondrés en larmes dans les bureaux de vote, alors qu'ils revenaient pour la première fois chez eux depuis la catastrophe. La situation dans l'est du pays inquiète aussi, après la publication sur Twitter de vidéos montrant une manifestation à Diyarbakir pour dénoncer des irrégularités. De part et d'autre de l'échiquier politique, on appelle les assesseurs à rester dans les bureaux, agitant la menace des manipulations.

"S'il le faut, je ferai une nuit blanche"

Au fil de la soirée, l'avance provisoire de Recep Tayyip Erdogan donnée par Anadolu s'effrite. Silencieux depuis la fermeture des bureaux de vote, le président sortant publie peu après 22 heures un long message sur Twitter (contenu en turc) louant la "maturité démocratique" de la Turquie. Fait rare, il appelle lui aussi ses soutiens à "rester près des urnes, quoi qu'il arrive".

"Est-ce qu'il y a encore de l'espoir ?", crie Ahmet, le patron, qui ne tient plus en place et décide de jouer de la guitare pour se détendre. "Comment peuvent-ils rester aussi calmes ?", lance-t-il aussi en direction des journalistes à l'écran, qui continuent d'égrener les résultats.

Peu avant 23 heures, les médias rapportent que plusieurs millions de votes sont concernés par des objections, principalement dans les bastions du parti CHP. On souffle dans la salle : ces suffrages devront être recomptés, ce qui pourrait prendre des heures, voire des jours. Dans le café comme sur les réseaux sociaux, la tension est palpable. "Mon peuple, nous ne dormirons pas ce soir", déclare Kemal Kiliçdaroglu sur Twitter (en turc), après avoir exhorté les observateurs de l'élection à ne pas quitter les bureaux de vote.

"J'y étais depuis 7 heures du matin, j'en sors à l'instant", explique Oytun, 34 ans, responsable d'un point de vote dans le quartier, qui rejoint le café en passant sous le rideau métallique. "Tout s'est bien passé" dans son bureau de vote durant la journée, mais le jeune homme n'a pas tout à fait le sentiment du devoir accompli. "Nous sommes mobilisés jusqu'au bout, même si les résultats définitifs tombent demain matin à 10 ou 11 heures, assure-t-il. S'il le faut, je ferai une nuit blanche."

Une poignée de jeunes électeurs continuent à regarder la soirée électorale dans un café de Kadiköy à Istanbul (Turquie), dans la nuit du 14 au 15 mai 2023. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Aux alentours de minuit, on dénombre plus de 90% des votes dépouillés et les chiffres se figent. Avec un peu plus de 49% des voix selon un décompte provisoire, Recep Tayyip Erdogan n'est plus donné gagnant au premier tour. Certains quittent le café, d'autres avalent leur second dîner. Il est 1 heure, 2 heures, 3 heures du matin...

La nuit défile et n'apporte pas de changement majeur, hormis quelques ajustements de décimales. Un second tour est inéluctable. "Je ne sais pas si je vais pouvoir dormir", peste un jeune homme. Les journaux évoquent, eux, au petit matin le prochain vote, fixé au dimanche 28 mai. 

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