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Tunisie : quatre ans après, la révolution a laissé Wajdi meurtri et désabusé

Le soir de la chute de Ben Ali, Wajdi Bsaies a été blessé au pied par un militaire. Depuis, rien n'a changé et le jeune homme n'espère plus grand chose.

Article rédigé par Gaël Cogné
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Wajdi Bsaies, 22 ans, à La Goulette, près de Tunis, le 16 novembre 2014. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Wajdi Bsaies a une vilaine cicatrice de la taille de la paume qui lui couvre la cheville et une autre à l'arrière du mollet. La première a été provoquée par la balle d'un militaire qui lui a écrabouillé l'articulation. L'autre par la chair qu'il a fallu prélever pour la mélanger avec des bouts de métal et reconstituer son pied.

Wajdi a subi six opérations, mais il ne peut guère courir ou marcher longtemps. Le jeune Tunisien n'a pas l'air affecté quand il montre ses blessures. Il en discute librement, comme ça. La révolution en Tunisie, c'était il y a presque 4 ans. Il n'en parle pas beaucoup. D'ailleurs, on ne le sent pas très concerné par la politique et les élections.

Une journée historique

Le jeune homme se souvient bien du jour où il a été blessé, même s'il raconte un peu les choses dans le désordre. C'était une journée historique, mais Wajdi ne le savait pas encore. Le 14 janvier 2011, Ben Ali a quitté la Tunisie et le pouvoir pour ne jamais revenir.

Wajdi a 18 ans. Il sort manifester vers 16 heures. Il en parle avec jubilation, de l'excitation dans la voix et un large sourire rien que d'y penser. Toute La Goulette, sa ville, située au bord de la mer, dans la banlieue de Tunis, s'est mise en tête d'aller déloger le despote de son palais de Carthage. Il y a des jeunes, mais pas seulement. Des femmes aussi. "On chantait des chansons : Ben Ali dégage !" Le président ? Il n'avait rien contre lui. Ce qu'il voulait, c'était faire partie de cette foule folle de joie. "Je n'avais que 18 ans, il n'y avait plus cours, je ne sais pas bien ce que je voulais."

Ambiance électrique

La fête ne s'est pas déroulée comme prévu. Il aurait peut-être dû écouter les conseils de son père qui n'allait plus travailler au ministère de l'Intérieur et l'avait prévenu que "ça allait partir en vrille, qu'ils allaient frapper tout le monde" ce jour-là. Pendant que la foule se dirige en direction du palais, Ben Ali est en route pour l'aéroport. Il prend place dans le Boeing 737 de la présidence, avec sa femme, Leïla Trabelsi, et leurs deux enfants. A 17h45, l'avion décolle pour Djeddah, en Arabie Saoudite. C'est la fin du régime. Du palais déserté, la foule au sein de laquelle se trouve Wajdi ne voit qu'un groupe de militaires qui leur intime l’ordre de faire demi-tour. "Environ 300 personnes" rebroussent chemin vers La Goulette, ignorant que pour Ben Ali, c'est déjà fini.

Tunis est électrisée. On dit qu'il y a des snipers sur les toits de La Goulette. Les soldats sont fébriles. Wajdi et trois de ses amis sont en voiture. Ils ont entendu dire qu'il y a du grabuge au port. Des manifestants pilleraient les boutiques duty free. Ils auraient même mis la main sur des scellés de la douane, des armes et de la drogue. Ils veulent aller voir malgré le couvre-feu. Un cortège d'une demi-douzaine de véhicules se dirige vers la zone portuaire.

Du sang et des larmes

En route, ils tombent sur un barrage à un rond-point. Ils ne s'arrêtent pas, veulent fuir, faire demi-tour. Le conducteur commence à contourner le carrefour quand un militaire arrose les voitures avec son fusil automatique Steyr AUG autrichien. Le véhicule achève sa course dans un mur. Wajdi s'est mis en boule, mais son pied s'affaisse et un liquide rouge et chaud s'en échappe. Les militaires happent les passagers et les extirpent du véhicule. Le sang se répand sur le trottoir où ils sont plaqués au sol. A l'arrière, Cherif a reçu une balle dans le ventre. Il mourra sur le chemin de l'hôpital.

"Je suis le fils d'un collègue, je suis le fils d'un collègue !", hurle Wajdi. "On pisse sur ton père et toi", répliquent les militaires cagoulés. A l'exception des blessés, les occupants des véhicules sont alignés dans la nuit, qui est maintenant tombée, "accroupis comme des oies", dit Wajdi en riant étrangement. Un militaire lance alors : "Je compte jusqu'à trois et je ne veux plus vous voir." Un ami enlace Wajdi et le traîne sur une cinquantaine de mètres pour aller se cacher derrière le parapet de la plage du Lido. Wajdi perd du sang. Etendu sur le sable froid, il est blême et regarde le ciel pendant que son ami pleure en lui disant de tenir le coup. Ils ont peur. Des coups de feu crépitent encore.

Wajdi Bsaies indique l'endroit où il s'est réfugié après avoir été blessé pendant la révolution tunisienne, le 14 janvier 2011. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

La mère de Wajdi est alertée par téléphone. Elle court pour aller chercher son fils malgré le couvre-feu. Les militaires la frappent avec une matraque, mais elle parvient à évacuer Wajdi vers l'hôpital public. Quatre mois d'hospitalisation, un an de fauteuil roulant et beaucoup de calmants plus tard, il marche à nouveau.

Un salaire de misère

Depuis, Wajdi a fait des cauchemars. Il s'est parfois réveillé en hurlant : "Je suis le fils d'un collègue, je suis le fils d'un collègue !" Sa mère voulait qu'il aille voir un psychiatre, mais il ne l'a pas fait. Pendant des mois, il n'est pas sorti de chez lui, il a perdu du poids et laissé tomber les études. "Je n'ai plus le moral, je suis perturbé depuis que j'ai été blessé."

Wajdi est un blessé de la révolution. Comme des centaines d'autres victimes, il a été indemnisé 6 000 dinars (près de 2 600 euros), ne paye pas les transports et bénéficie d'un poste au ministère des Affaires sociales. Il est secrétaire et fait de la saisie informatique. Il gagne 500 dinars par mois (environ 220 euros) qu'il dépense en une semaine.

Une commission des martyrs et des blessés de la révolution a été mise en place mais il n'en attend rien. Elle ne l'a pas rencontré. Il a déposé une plainte, mais il ne sait pas s'il y a une enquête. Le militaire était cagoulé de toute façon. Il préférerait être indemnisé. Pour la famille de Cherif, c'est autre chose. Ses frères tabassent les militaires dès qu'ils en croisent un, dit-il.

Rien n'a changé

Il n'aime pas sa situation, mais quand on lui demande ce qu'il aimerait faire, il doit se creuser les méninges pour trouver une réponse. Beau garçon, il avait eu des petits rôles dans des sitcoms et des publicités. C'était payé entre 80 et 100 dinars (un peu moins de 45 euros). Il n'a jamais recontacté la boîte de production qui lui offrait ces petits contrats. Aujourd'hui, il a l’air déprimé, n'a pas vraiment de projet. Il aimerait s'acheter une voiture, avoir une maison, une vie normale.

La révolution est loin. Wajdi ne voit pas ce que la chute de Ben Ali a changé. Il réfléchit. "Rien", répond-il finalement. Que voudrait-il ? Pour son quartier, il trouve qu'on dit que les gens de La Goulette ont la belle vie, parce qu'ils vivent au bord de la mer, mais "ce n'est pas vrai". Trop de chômage, dit-il : plus de 15% en Tunisie et 30% chez les jeunes diplômés. Il affirme qu'il votera "comme tout le monde" pour Béji Caïd Essebsi, un vieil homme de 88 ans. "On va tous voter pour lui, il pourra nous sortir de ça..."

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