Syrie : comment le nazi Aloïs Brunner a formé le premier cercle du clan Assad
Comme souvent dans ce métier, c’est le hasard qui a mis les journalistes Hedi Aouidj et Mathieu Palain sur la piste du nazi Aloïs Brunner, maître d’œuvre de la déportation et l’extermination de plus de 130 000 juifs d’Europe et secrètement réfugié en Syrie en 1954. La revue XXI publie leur longue enquête intitulée "Le nazi de Damas, enquête sur Aloïs Brunner".
Au cours d’une conversation avec des Syriens exilés à Istanbul, le nom de Georges Fisher, pseudonyme connu de l’ancien bras droit d’Adolf Eichmann, architecte de la "solution finale", est prononcé devant quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a été garde du corps de l’ingénieur. Le contact est établi avec Abou Yaman, un ressortissant syrien réfugié à Irbid, en Jordanie. Il accepte de témoigner, à visage découvert et sous sa véritable identité, des années passées au service de la sécurité de celui qu’il ne connaissait que sous le nom de "Abou Hossein".
En recoupant son témoignage et ceux, anonymes, de deux gardiens avec les récits d’autres acteurs du dossier, dont l’infatigable chasseur de nazis Serge Klarsfeld ou encore un proche de la famille Assad en exil, l’enquête apporte de nouvelles précisions sur l’itinéraire du criminel de guerre nazi.
"La guerre de Syrie est pour partie son héritage"
"Le vrai destin d’Aloïs Brunner se résume en quelques mots. Resté nazi jusqu’à ses dernières heures, le fidèle d’Adolf Eichmann est mort en 2001. Son corps lavé selon le rite musulman a été inhumé au cimetière Al-Affif de Damas", rapportent les journalistes de XXI.
Pour les enquêteurs de cette prestigieuse revue de grands reportages, "la guerre de Syrie qui ravage depuis 2011 le Moyen-Orient et déverse ses flots de morts et de réfugiés est, pour partie, son héritage".
Hormis le hasard, il y a donc également au cœur de l’enquête le récit d’Abou Yaman, qui effectuait à l’époque son service militaire obligatoire au sein des moukhabarats, les services de renseignements. Passé dans le camp de la révolution, l’objectif de "son combat, c’est le régime. Il dit qu’Assad est 'pire que les nazis'. C’est pour cela qu’il parle", expliquent les journalistes.
Arrivé clandestinement en Syrie en 1954, via l’Egypte, Aloïs Brunner, "logé", comme on dit dans le langage des services, échappe en 1961 puis en 1980 à l’explosion de deux colis piégés qui le priveront d'un œil et de plusieurs doigts. C’est en 1966 qu’il noue un pacte formel avec Hafez al-Assad, qui vient d’accéder, à la faveur d’un des multiples coups d’Etat, au ministère de la Défense.
L'usage de la terreur sans limite
"Cinq ans plus tard, écrivent les auteurs de l’enquête, Hafez al-Assad s’empare du pouvoir. Avec l’aide d’Aloïs Brunner, le nouveau président syrien met sur pied un appareil répressif d’une rare efficacité. Complexe, divisé en nombreuses branches qui toutes se surveillent et s’épient, fonctionnant sur la base du cloisonnement absolu, cet appareil s’érige sur un principe : tenir le pays par l’usage d’une terreur sans limite."
Abou Yaman l'illustre par un exemple : début 1989, alors que son étoile commence à décliner, Aloïs Brunner apprend qu’un pilote syrien a fait défection. Il appelle son gardien en hurlant : "Viens vite ! Un pilote a déserté en Israël avec son avion ! Un druze d’Idlib ! Il faut que Hafez tue toute sa famille ! Il faut qu’il tue les gens de son village !"
C’est à ce genre de méthodes qu’il va former les piliers du pouvoir syrien. "A son arrivée en Syrie, il est allé voir directement Hafez al-Assad en se présentant comme un proche d’Hitler. Et c’est là qu’il a été désigné comme un de ses conseillers", racontent les gardes de la sécurité d’Etat cités dans l'enquête. "Il a été envoyé à Wadi Barada, qui était une base des services de renseignements. Là-bas, il a entraîné tous les chefs", précisent-ils, citant les noms des élèves de l’éminent "docteur Fisher" : "Ali Haidar, Ali Douba, Moustapha Tlass, Shafiq al-Fayadh…", tous membres du premier cercle du clan Assad.
Le régime a toujours démenti la présence du nazi en Syrie
Soucieux de préserver l’image d’un Etat légaliste, le régime syrien a toujours démenti la présence du "meilleur homme" d’Eichmann sur son territoire. "Nous étions 22, deux tours de garde à onze, raconte Abou Raad sous un faux nom. Quand le président français Jacques Chirac est venu en 1996 en Syrie pour réclamer Brunner à Hafez, le tour de garde est passé à douze. C’est à ce moment qu’on l’a changé d’endroit."
Enfermé 24 heures sur 24 dans un cachot au sous-sol d’une résidence habitée aussi par des civils, Aloïs Brunner "n’a plus quitté cette pièce. Ils l’ont très mal traité, ça, c'est sûr. Il criait, injuriait les soldats. Ils lui donnaient très peu de médicaments, seulement de l’aspirine. Il n’est jamais sorti de là-bas", raconte un troisième témoin sous le faux nom d'Omar. "Il était très fatigué, très malade, il souffrait… Je l’ai aperçu une fois le jour où les gardes ont ouvert la porte pour désinsectiser la pièce… Cette pièce était dégueulasse, immonde. Comparé aux gens normaux, ce n’est pas humain comme endroit mais Abou Hossein s’est adapté à cette vie", ajoute-t-il. A la mort du nazi, à près de 90 ans, seules huit personnes ont eu le droit d’assister à ses obsèques.
Selon un membre du premier cercle de la famille Assad, haut gradé dans l’appareil sécuritaire avant de fuir le pays, "Brunner était une carte que le régime gardait dans son jeu. On ne sait pas à l’avance si telle ou telle carte va servir, alors on la met au frigidaire. Seules les dictatures mettent les gens au frigidaire. Et un jour, on la lâche parce qu’on est certain de ne plus en avoir besoin ou parce que cela coûte trop cher." Preuve, s’il en était besoin, que les séances de formation du "professeur Brunner" avaient porté leurs fruits.
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