Cet article date de plus de huit ans.
Nouvelle lune de miel entre la Turquie et la Russie
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, se rend mardi 9 août 2016 à Saint-Pétersbourg en Russie pour rencontrer son homologue Vladimir Poutine. Il s'agit de son premier déplacement à l’étranger depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016. Ce déplacement signifie-t-il une réorientation majeure de la politique étrangère de la Turquie ?
Publié
Mis à jour
Temps de lecture : 8min
«Cette rencontre marquera une nouvelle étape dans nos relations», déclarait mardi 8 août 2016, le président turc au Monde en parlant de sa visite en Russie, le même jour.
Il faut dire que la destruction d’un avion de chasse russe par l’armée turque à sa frontière, le 24 novembre 2015, avait jeté un froid entre les deux pays. D'autant que leurs relations n’étaient déjà pas au beau fixe. Dans le passé, Ankara avait accusé à plusieurs reprises Moscou d'avoir violé son espace aérien.
Mais cette fois-ci, l’incident avait entraîné une vraie crise diplomatique. Vladimir Poutine avait dénoncé un «coup de poignard dans le dos» et pris différentes mesures de rétorsion économique (comme un embargo sur l'importation de fruits et légumes turcs).
Sept mois après, Recep Tayyip Erdogan présentait ses excuses en bonne et due forme. Cité par un communiqué du Kremlin, il écrivait dans une lettre : «Je veux une fois encore exprimer ma sympathie et mes condoléances à la famille du pilote russe, et je dis "excusez-nous"».
Le rapprochement de la Turquie avec la Russie avait donc commencé bien avant le putsch manqué des militaires turcs, le 15 juillet 2016. La visite d’Erdogan était prévue depuis longtemps. Mais la maintenir et en faire son premier déplacement suite au coup d’Etat manqué, a une importance diplomatique significative.
La Syrie : un point d'achoppement
Selon plusieurs médias russes et turcs, Moscou aurait prévenu Erdogan de l’imminence d’un coup d’Etat dans son pays. Une information qui viendrait en réalité de l’agence Fars, qui, elle-même, cite des médias arabes. En clair, une rumeur impossible à vérifier.
La raison du rapprochement des deux pays s'explique bien plus par des préoccupations géopolitiques.
La Syrie est sûrement en tête de ces préoccupations. Poutine et Erdogan ont toujours eu des vues très différentes sur ce dossier. Le premier soutient Bachar Al-Assad quand le second fait tout pour le faire tomber. Y compris fournir un soutien à des groupes islamistes terroristes considérés comme ennemis par les Occidentaux.
L’intervention russe dans le pays a permis au dictateur syrien de reprendre du terrain alors que son pouvoir se réduisait comme peau de chagrin. Une situation que ne pouvait ignorer «le Sultan», surnom de Recep Tayyip Erdogan.
La question kurde
«Nous avons normalisé nos relations avec la Russie et Israël. Je suis sûr que nous allons les normaliser aussi avec la Syrie. Pour pouvoir réussir dans la lutte contre le terrorisme, la stabilité doit revenir en Syrie et en Irak», déclarait ainsi le Premier ministre turc, Binali Yıldırım, à la BBC, le 13 juillet 2016. Selon Foreign Policy, cette déclaration pourrait marquer un tournant de la politique turque vis-à-vis de la Syrie. En échange de l’abandon de sa rhétorique anti Bachar Al-Assad, Ankara pourrait demander à la Russie de ne plus soutenir les mouvements kurdes PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et YPG (Unités de protection du peuple).
Ces deux mouvements séparatistes kurdes n'en forment, à vrai dire, qu'un. Car les YPG sont l'émanation syrienne du PKK kurde, très actif dans le sud-est de la Turquie.
Et il s’agit bien, pour le pouvoir turc, d’isoler ces groupes armés et d'éviter de se faire encercler à l'est par des mouvements kurdes séparatistes. Sans négocier en aucune façon avec eux. Dans l’interview donnée au Monde, le 8 août 2016, Erdogan affirme, en effet, qu’«un Etat ne peut pas négocier avec le terrorisme. Il y a eu trop de martyrs tombés dans ce combat contre le PKK. Il ne s’agit pas de se venger, mais de rendre justice.»
Pourtant, dans le passé, les services secrets turcs avaient entamé des négociations de paix avec ce groupe armé kurde. Erdogan, interviewé par Le Monde, nie en être à l'origine, ce qui paraît improbable tant le chef des services secrets turcs était alors son obligé comme le rapporte ce même quotidien. Mais, depuis, la situation géopolitique a évolué. Le conflit avec le PKK, considéré comme terroriste par les Etats-Unis et l’Union européenne, a repris à l’été 2015.
Or, le PKK, via les YPG, joue un rôle important dans la Syrie voisine et représente une menace bien plus importante que le groupe Etat islamique pour Ankara.
Si le PKK, avec les YPG, ont pu prendre autant d’importance, c’est qu’ils sont soutenus par des puissances étrangères : notamment la Russie et l’Iran. Mais aussi les Occidentaux, car ils sont considérés comme l’un des rares groupes armés de Syrie à pouvoir contrer l’Etat islamique. Il faut aussi préciser qu’ils sont vus de façon bienveillante par le régime de Bachar Al-Assad avec qui ce dernier gère certaines localités. La minorité kurde de Syrie est donc convoitée et soutenue, pour différentes raisons, par beaucoup d’acteurs. Sauf les Turcs qui en font leurs pires ennemis.
En se rapprochant de la Russie, Erdogan peut espérer infléchir le soutien russe aux Kurdes syriens et permettre à d’autres groupes présents en Syrie de regagner du terrain sur la frontière turco-syrienne.
Rancœur envers les Occidentaux
Les Occidentaux sont aussi dans la ligne de mire des deux pays. La Turquie vit très mal les critiques répétées des pays de l’Union européenne à son encontre.
Dans cette même interview au Monde, il regrette que «Le monde occidental a été en contradiction avec les valeurs qu’il défend. Il doit être solidaire de la Turquie, qui s’est approprié ses valeurs démocratiques. Malheureusement, il a préféré laisser les Turcs seuls. (…) Quand M. Poutine m’a appelé pour me présenter ses condoléances, il ne m’a pas critiqué sur le nombre de militaires ou de fonctionnaires limogés. Alors que tous les Européens m’ont demandé : pourquoi tant de militaires sont en détention, pourquoi tant de fonctionnaires ont été démis ?»
Certains observateurs comparent la personnalité des deux dirigeants pour expliquer le rapprochement entre la Turquie et la Russie. Mais il s'agit avant tout d'un rapprochement pragmatique à l'heure des nouvelles tensions entre l'Occident et la Russie.
A la suite des critiques de l'UE, le président turc menace de faire capoter l’accord avec les migrants qu’il a passé avec Bruxelles, le 18 mars 2016. Ce qui ne veut pas dire que la rupture entre l'Occident et la Turquie soit consommée. Ankara fait partie de l'OTAN et reste un partenaire privilégié, même s'il est encombrant, des Américains et des Européens, à l'heure de la guerre en Irak et en Syrie contre l'organisation Daech.
Pas de rupture définitive
Certains projets économiques devraient être discutés entre les deux puissances, notamment le «Turkish Stream», gazoduc pharaonique devant passer par la Turquie pour alimenter l'Europe. Mais les échanges économiques entre la Turquie, l'Union européenne et les Etats-Unis restent, pour l'instant, beaucoup plus importants.
Dans ce contexte, les deux dirigeants turcs et russes jouent à merveille des faiblesses diplomatiques de l’Union européenne. Vladimir Poutine n'est pas mécontant de semer le trouble entre les alliés de l’OTAN et de s’affirmer une nouvelle fois sur la scène internationale. Quant à Recep Tayyip Erdogan, cela lui permet de rompre l'isolement diplomatique de son pays qui s'est accentué après la répression du coup d'Etat manqué.
Il faut dire que la destruction d’un avion de chasse russe par l’armée turque à sa frontière, le 24 novembre 2015, avait jeté un froid entre les deux pays. D'autant que leurs relations n’étaient déjà pas au beau fixe. Dans le passé, Ankara avait accusé à plusieurs reprises Moscou d'avoir violé son espace aérien.
Mais cette fois-ci, l’incident avait entraîné une vraie crise diplomatique. Vladimir Poutine avait dénoncé un «coup de poignard dans le dos» et pris différentes mesures de rétorsion économique (comme un embargo sur l'importation de fruits et légumes turcs).
Sept mois après, Recep Tayyip Erdogan présentait ses excuses en bonne et due forme. Cité par un communiqué du Kremlin, il écrivait dans une lettre : «Je veux une fois encore exprimer ma sympathie et mes condoléances à la famille du pilote russe, et je dis "excusez-nous"».
Le rapprochement de la Turquie avec la Russie avait donc commencé bien avant le putsch manqué des militaires turcs, le 15 juillet 2016. La visite d’Erdogan était prévue depuis longtemps. Mais la maintenir et en faire son premier déplacement suite au coup d’Etat manqué, a une importance diplomatique significative.
La Syrie : un point d'achoppement
Selon plusieurs médias russes et turcs, Moscou aurait prévenu Erdogan de l’imminence d’un coup d’Etat dans son pays. Une information qui viendrait en réalité de l’agence Fars, qui, elle-même, cite des médias arabes. En clair, une rumeur impossible à vérifier.
La raison du rapprochement des deux pays s'explique bien plus par des préoccupations géopolitiques.
La Syrie est sûrement en tête de ces préoccupations. Poutine et Erdogan ont toujours eu des vues très différentes sur ce dossier. Le premier soutient Bachar Al-Assad quand le second fait tout pour le faire tomber. Y compris fournir un soutien à des groupes islamistes terroristes considérés comme ennemis par les Occidentaux.
L’intervention russe dans le pays a permis au dictateur syrien de reprendre du terrain alors que son pouvoir se réduisait comme peau de chagrin. Une situation que ne pouvait ignorer «le Sultan», surnom de Recep Tayyip Erdogan.
La question kurde
«Nous avons normalisé nos relations avec la Russie et Israël. Je suis sûr que nous allons les normaliser aussi avec la Syrie. Pour pouvoir réussir dans la lutte contre le terrorisme, la stabilité doit revenir en Syrie et en Irak», déclarait ainsi le Premier ministre turc, Binali Yıldırım, à la BBC, le 13 juillet 2016. Selon Foreign Policy, cette déclaration pourrait marquer un tournant de la politique turque vis-à-vis de la Syrie. En échange de l’abandon de sa rhétorique anti Bachar Al-Assad, Ankara pourrait demander à la Russie de ne plus soutenir les mouvements kurdes PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et YPG (Unités de protection du peuple).
Ces deux mouvements séparatistes kurdes n'en forment, à vrai dire, qu'un. Car les YPG sont l'émanation syrienne du PKK kurde, très actif dans le sud-est de la Turquie.
Et il s’agit bien, pour le pouvoir turc, d’isoler ces groupes armés et d'éviter de se faire encercler à l'est par des mouvements kurdes séparatistes. Sans négocier en aucune façon avec eux. Dans l’interview donnée au Monde, le 8 août 2016, Erdogan affirme, en effet, qu’«un Etat ne peut pas négocier avec le terrorisme. Il y a eu trop de martyrs tombés dans ce combat contre le PKK. Il ne s’agit pas de se venger, mais de rendre justice.»
Pourtant, dans le passé, les services secrets turcs avaient entamé des négociations de paix avec ce groupe armé kurde. Erdogan, interviewé par Le Monde, nie en être à l'origine, ce qui paraît improbable tant le chef des services secrets turcs était alors son obligé comme le rapporte ce même quotidien. Mais, depuis, la situation géopolitique a évolué. Le conflit avec le PKK, considéré comme terroriste par les Etats-Unis et l’Union européenne, a repris à l’été 2015.
Or, le PKK, via les YPG, joue un rôle important dans la Syrie voisine et représente une menace bien plus importante que le groupe Etat islamique pour Ankara.
Si le PKK, avec les YPG, ont pu prendre autant d’importance, c’est qu’ils sont soutenus par des puissances étrangères : notamment la Russie et l’Iran. Mais aussi les Occidentaux, car ils sont considérés comme l’un des rares groupes armés de Syrie à pouvoir contrer l’Etat islamique. Il faut aussi préciser qu’ils sont vus de façon bienveillante par le régime de Bachar Al-Assad avec qui ce dernier gère certaines localités. La minorité kurde de Syrie est donc convoitée et soutenue, pour différentes raisons, par beaucoup d’acteurs. Sauf les Turcs qui en font leurs pires ennemis.
En se rapprochant de la Russie, Erdogan peut espérer infléchir le soutien russe aux Kurdes syriens et permettre à d’autres groupes présents en Syrie de regagner du terrain sur la frontière turco-syrienne.
Rancœur envers les Occidentaux
Les Occidentaux sont aussi dans la ligne de mire des deux pays. La Turquie vit très mal les critiques répétées des pays de l’Union européenne à son encontre.
Dans cette même interview au Monde, il regrette que «Le monde occidental a été en contradiction avec les valeurs qu’il défend. Il doit être solidaire de la Turquie, qui s’est approprié ses valeurs démocratiques. Malheureusement, il a préféré laisser les Turcs seuls. (…) Quand M. Poutine m’a appelé pour me présenter ses condoléances, il ne m’a pas critiqué sur le nombre de militaires ou de fonctionnaires limogés. Alors que tous les Européens m’ont demandé : pourquoi tant de militaires sont en détention, pourquoi tant de fonctionnaires ont été démis ?»
Certains observateurs comparent la personnalité des deux dirigeants pour expliquer le rapprochement entre la Turquie et la Russie. Mais il s'agit avant tout d'un rapprochement pragmatique à l'heure des nouvelles tensions entre l'Occident et la Russie.
A la suite des critiques de l'UE, le président turc menace de faire capoter l’accord avec les migrants qu’il a passé avec Bruxelles, le 18 mars 2016. Ce qui ne veut pas dire que la rupture entre l'Occident et la Turquie soit consommée. Ankara fait partie de l'OTAN et reste un partenaire privilégié, même s'il est encombrant, des Américains et des Européens, à l'heure de la guerre en Irak et en Syrie contre l'organisation Daech.
Pas de rupture définitive
Certains projets économiques devraient être discutés entre les deux puissances, notamment le «Turkish Stream», gazoduc pharaonique devant passer par la Turquie pour alimenter l'Europe. Mais les échanges économiques entre la Turquie, l'Union européenne et les Etats-Unis restent, pour l'instant, beaucoup plus importants.
Dans ce contexte, les deux dirigeants turcs et russes jouent à merveille des faiblesses diplomatiques de l’Union européenne. Vladimir Poutine n'est pas mécontant de semer le trouble entre les alliés de l’OTAN et de s’affirmer une nouvelle fois sur la scène internationale. Quant à Recep Tayyip Erdogan, cela lui permet de rompre l'isolement diplomatique de son pays qui s'est accentué après la répression du coup d'Etat manqué.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.