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Au pays de Poutine, Lénine n'est plus en odeur de sainteté

Le 21 janvier 2016, la Russie commémorait l'anniversaire de la disparition de Lénine. Une petite phrase du président russe a pu le faire se retourner dans son mausolée... d'où il est régulièrement question de le chasser. A un an du centenaire de la révolution d'Octobre, Lénine n'est plus en odeur de sainteté au pays de Poutine.
Article rédigé par Miriam Palisson
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Le catafalque de Lénine dans son mausolée de la place Rouge, à Moscou (1993)

	  (Oleg Lastoshkin  / Ria Novosti / AFP)

Le 21 janvier, la Russie et les réseaux sociaux commémoraient l'anniversaire de la disparition de Vladimir Ilitch Oulianov, né un 22 avril 1870 et mort en 1924. Mort ? pas pour tout le monde... Guennadi Ziouganov, le numéro 1 du PC, ou les députés du deuxième parti du pays n'en parlent qu'au présent. Ils osent même le concours de selfies pour rajeunir leur image : pour les communistes russes, Lénine est vivant. C'est le poète qui l'a dit (Maïakovski conclut l'un de ses poèmes par ces mots : «Lénine a vécu, Lénine vit, Lénine vivra») et cette affiche le rappelle sur Twitter.


En 2015, deux petits malins (encore un collectif d'artistes) ont voulu démontrer le contraire par l'absurde, en arrosant le mausolée d'eau bénite aux cris de «Lève-toi et marche !» (vidéo). Ils en ont été pour leurs frais : dix jours de prison pour «trouble à l'ordre public». Cette année, celui qui l'a tué n'est autre que Vladimir Poutine, avec une petite phrase incendiaire«Lénine a placé une bombe sous les fondations de la maison Russie, et elle a fini par exploser.» On fait mieux comme hommage... 

Lénine «démausoléifié» ?
D'autres en Russie semblent fin prêts à enterrer définitivement le leader de la Grande révolution d'Octobre (dénomination officielle à l'ère soviétique). Et d'abord au sens propre. La question de la suppression du mythique mausolée de la place Rouge et de l'inhumation de son illustre contenu agite politiciens et historiens russes depuis des années. Les Russes, régulièrement sondés, y sont de plus en plus favorables. «Lénine est mort voilà quatre-vingt-douze ans. N'est-il pas temps de l'inhumer ?» Cette question de la Komsomolskaïa Pravda récolte 73% de «Oui, et depuis longtemps !» En 2014, ils n'étaient que 62%, contre 38% de partisans de le laisser là où il est.


Reliques sacrées
Un increvable débat, dans lequel le président méconnu de l'Ingouchie vient de mettre son grain de sel. Iounous-Bek Evkourov estime «en tant que croyant» qu'il est temps d'enterrer humainement (lien en russe) le théoricien de l'athéisme et du matérialisme. L'Eglise orthodoxe trouve d'ailleurs qu'il y a dans cette sorte de site touristique bâti autour d'une momie quelque chose de pas bien chrétien. En 2005, le président kalmouk, l'incroyable Kirsan Ilioumjinov, avait (comble du sacrilège) offert 1 million de dollars pour transférer mausolée et macchabée dans sa capitale, Elista. 

Rappelons que le principal intéressé lui-même souhaitait des funérailles toutes simples... Mais Lénine suscite encore des réactions quasi mystiques. Une tentation bien comprise par Vladimir Poutine, qui n'hésite pas à comparer sa dépouille aux reliques des saints«Même l'idéologie communiste est issue des postulats de la religion», philosophe le président. 


L'icône de la Révolution sur le tee-shirt d'un militant du PC russe pour le Premier mai (Stavropol, 2015). ( Reuters /Eduard Korniyenko)

Une icône dans son sarcophage de verre
Le saviez-vous ? Sitôt après son décès, un concours a été lancé pour édifier un mausolée au fondateur de l'URSS. La nécropole à l'
armature en béton armé et aux cavités remplies de briques sera finalement confiée à un architecte professionnel (le site Sputniknews vous en dit plus ici). A l'intérieur, derrière des portes en cuivre patiné, le sarcophage de verre bénéficie d'un air aseptisé, avec lumière naturelle interdite et paramètres gérés depuis une salle de contrôle. Sur sa tribune construite en 1945, on a vu parader tous les dirigeants soviétiques et leur Politburo au grand complet... Depuis, le mausolée est périodiquement rénové.

Face à un choix hautement symbolique qui signerait la fin d'une époque, «la plus grande précaution» est de mise côté présidentiel. La question lui a été posée une énième fois cette année, et Vladimir Poutine a encore botté en touche: déménager Lénine de son mausolée risquerait de «diviser la société, et le pays a besoin d'unité». 



Même si les Russes attachent de moins en moins de signification idéologique à son nom, le père de la Révolution de 1917 est partout. Et d'abord dans la capitale, comme le démontre cet article de l'hebdomadaire belge le Vif : «Comment aller du parc "50e anniversaire de la révolution d'Octobre" à la place d'Octobre à Moscou, où trône une immense statue de Lénine ? Prenez la rue Kroupskaïa (femme de Lénine) ou la rue Maria Oulianova (mère de Lénine), puis l'avenue Lénine, qui coupe la rue Dmitri Oulianov (frère de Lénine).» 

Lénine est partout...
Dans l'inconscient collectif russe, son souvenir est loin d'être enterré. «Nous sommes tous faits de Lénine», écrivait Mikhaïl Epstein en 2010, dans un article à lire pour mesurer la puissance de son empreinte. Selon Lev Goudkov, le directeur du centre d'études Levada, Lénine reste «perçu comme une personnalité positive du passé» russe. Les monuments à sa gloire ne dérangeaient en 2014 que 19% des personnes interrogées, contre 63% souhaitant les conserver, d'après un sondage du centre national Vtsiom.


Une vieille femme baisant les marches du mausolée en 1991, alors que l'Union soviétique n'est plus.

	  (AFP photo / Vitaly Armand )
... sauf chez Di Caprio 
Sans surprise, ce sont les jeunes générations qui montrent une indifférence croissante envers le leader bolchévique, dont ils retiennent surtout le rôle de fondateur de l'Union soviétique. Les derniers à se sentir vraiment concernés par son héritage restent les membres du Parti communiste. Au point de tirer à boulets rouges sur un projet de biopic de la société russe Lenfilm (du nom de...). Le héros incarné par l'acteur américain Leonardo Di Caprio ? Pour les communistes russes, c'est «niet» tout net : ils ont déchiré le portrait de la star hollywoodienne et lui ont interdit d'y penser.

Коммунисты порвали портрет Ди Каприо и запретили ему играть Ленинаhttps://t.co/zdL1lWK1EJ
Un cocktail de jouvence révolutionnaire
Ils n'ont pas tout à fait tort sur un point : on ne sait pas si «Lénine est vivant», mais en tout cas il rajeunit. Sa dépouille affiche une santé insolente. Loin de se dégrader avec les années, le cadavre embellit à vue d'œil. Et à grands frais. Signe des temps, ce n'est plus l'Etat russe qui les prend en charge, mais une institution privée. L'équivalent de 15.000 à 40.000 euros par an serait dépensé pour lui faire prendre un bain de jouvence (lien en anglais) à base d’alcool, de glycérine et l’acétate de potassium  presque un cocktail Molotov... 


Le leader de la Révolution russe frais comme une rose des décennies après sa mort... (ici, en 1993) (Oleg Lastochkin / Ria Novosti /AFP)

Tous les deux ans, le corps de Lénine fait trempette pendant un mois dans cette potion magique, le «basalm». Une recette révolutionnaire concoctée par les deux scientifiques qui embaumèrent le corps sous la surveillance sévère du fidèle Félix Dzerjinski, le fondateur de la Tchéka... A l'époque soviétique, jusqu’à 200 scientifiques lui étaient dédiés, relate SlateTout un labo, la Leninka, dont La Dépêche raconte ici l'incroyable aventure. Le quotidien précise même que, «aujourd'hui encore, des cadavres non réclamés à la morgue de Moscou servent de cobayes pour tester les innovations».

Enterrer l'héritage avec la dépouille...

Mais cette glorieuse page de la science soviétique et russe pourrait être bientôt tournée... Mettre le leader de la révolution bolchévique six pieds sous terre, c'est le ministre de la Culture de Vladimir Poutine qui l'a proposé le premier, en 2012. Le très zélé Vladimir Medinski fait partie d'une association qui milite pour la suppression des noms de lieux soviétiques (lien en anglais), précise SlateMedinski n'est pas pour autant un progressiste, loin de là : son dada, c'est la réhabilitation de Staline (dont les statues refleurissent un peu partout), au besoin en réécrivant les livres d'histoire. Staline, le choix de l'ordre, contre Lénine, le symbole du désordre révolutionnaire ? 

Lénine, Staline et Poutine en matriochkas sur un marché de Saint-Pétersbourg, en 2007. (Reuters / Alexander Demianchuk )

Soucieux de sauvegarder les apparences et la dépouille de Lénine, Vladimir Poutine prend moins de gants avec l'«héritage idéologique». En accusant les idées de Lénine d'avoir mené à la chute de l'URSS, c'est le président russe qui a jeté une bombe. «Je n'ai pas brûlé ma carte du parti», a-t-il tenu à préciser. Tout en saluant quelques réussites du système soviétique (éducation, politique de santé, économie planifiée, victoire sur l'Allemagne nazie), il accuse «l’incapacité à ressentir les changements, (...) les nouvelles pratiques technologiques (d'avoir) conduit à la ruine de l’économie».

... pour le centenaire de la révolution d'Octobre ?
Et de rappeler les déportations de masse, les choix économiques obsolètes... L'argumentaire de l'actuel président russe serait imparable sans sa propre politique de répression envers l'opposition. Poutine se rêvant plus en Nicolas Ier qu'en révolutionnaire, on ne s'étonnera pas qu'il s'émeuve surtout du massacre de la famille royale ou des persécutions envers les représentants de l'Eglise et les croyants. Une Eglise orthodoxe dont le président russe a fait, depuis le conflit ukrainien, le bras religieux de sa politique nationaliste


Le principal grief de Poutine envers Lénine, comme il le dit lui-même : avoir donné le Donbass à l'Ukraine. Qui a accordé aux républiques socialistes le droit de quitter l’URSS ? C'est Lénine – Staline, lui, y était opposé, rappelle cet article du Temps qui montre comment «Vladimir Poutine enterre doucement Lénine»Depuis des années, le parti présidentiel, Russie unie, le pousse gentiment vers la sortie... du mausolée, pour commencer. Vladimir Poutine attend-il le centenaire de la révolution d'Octobre, dans un an, pour l'enterrer définitivement ? Voilà qui serait assez machiavélique...








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