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Reportage Couronnement de Charles III : bienvenue à Poundbury, le "village modèle" anglais imaginé par le nouveau roi

Cette extension de la ville de Dorchester a été lancée par le fils d'Elizabeth II en 1993. Celui qui était alors prince de Galles y a transcrit sa vision de l’architecture et du développement durable. Trente ans plus tard, qu'en reste-t-il ?
Article rédigé par Elise Lambert - Envoyée spéciale à Poundbury (Angleterre)
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Hayward Square, à Poundbury (Royaume-Uni), le 19 avril 2023. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Découvrir Poundbury, c'est voyager à travers le temps. Officiellement, ce n'est pas un village, même si ses plus anciens habitants aiment encore l'appeler ainsi. C'est une extension urbaine de 1,6 km2 de la ville de Dorchester, dans le sud-ouest de l'Angleterre. Sa construction a débuté en 1993 sur le duché de Cornouailles. Propriété historique du prince de Galles depuis 1337, ces terres valent plus d'un milliard d'euros, et ont rapporté environ 24 millions d'euros de revenus à Charles en 2021, affirme The Guardian* .

Impossible de définir le style de Poundbury, tant il diffère d'une rue à l'autre. Sur la place principale, Queen Mother Square, des bâtiments inspirés de la Grèce antique abritent un hôtel, des appartements de luxe, un spa, et un supermarché Waitrose. Certains disent que l'ensemble ressemble à Buckingham Palace. Le quartier le plus ancien fait, lui, penser au Moyen Age. Les maisons en pierre et l'entrelacs de petites rues mènent au Brownsword Hall, une salle communale que le spécialiste gallois Stephen Bayley comparait en 2003 dans The Independent* à "un catalogue de motifs d'un architecte nazi" .

La Maiden House et le Brownsword Hall à Poundbury, le 18 avril 2023. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Ailleurs, des maisons victoriennes et des immeubles "Arts & Crafts" rappellent le XIXe siècle. Il y a aussi des villas palladiennes, vénitiennes, edwardiennes, des maisons coloniales... Il n'y a pas de panneaux de signalisation, pas de marquages au sol. En journée comme en soirée, les rues sont calmes et propres. Même les nombreux chiens tenus en laisse semblent avoir appris à rester silencieux. 

Une rue de Poundbury, à Dorchester (Royaume-Uni), le 19 avril 2023. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Pour bâtir son village idéal, Charles a fait appel à Leon Krier, un architecte luxembourgeois connu, comme lui, pour sa détestation de l'architecture moderne. Admirateur de l'architecte nazi Albert Speer, il a participé à la construction de Seaside en Floride, qui a servi de décor au film The Truman Show. Depuis son lancement, Poundbury a souvent été qualifiée de "Disneyland féodal", souligne The Guardian*. Des architectes l'ont décrite comme "fausse, sans cœur, autoritaire et sinistrement mignonne", "un ghetto suraseptisé de la classe moyenne", liste une étude académique publiée sur la plateforme d'édition Issuu*. Pourtant, 30 ans plus tard, The Times* a élu Poundbury comme l'un des "meilleurs endroits où vivre en 2023"

Le prince Charles et son épouse, Camilla, dans un bar de Poundbury (Royaume-Uni), le 27 octobre 2016. (JUSTIN TALLIS / AFP)

Fran Leaper fait partie des résidents les plus enthousiastes à ce sujet : "J'aime vivre dans un décor de film !" Elle habite depuis 2004 dans une impeccable maison géorgienne de Peverell Avenue, accueillant ses invités dans son jardin ensoleillé.

Comme beaucoup d'autres, l'éditrice du Poundbury Magazine s'est installée dans le Dorset pour sa retraite, afin d'être près de la mer, du soleil, et à deux heures et demie de Londres en train. "C'est un endroit calme sans être isolé", résume-t-elle.

Fran Leaper à la jardinerie de Poundbury (Royaume-Uni), le 18 avril 2023. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Fran Leaper a découvert Poundbury par hasard, dans un journal du dimanche. Un lieu "où on vit, on travaille, on fait ses courses", comme le résume la brochure de présentation*. L'inverse d'une cité dortoir. Un quartier respectueux de l'environnement, construit en priorité pour les piétons. Une zone qui se veut inclusive, où 35% des habitations sont des logements sociaux. Eparpillés un peu partout dans Poundbury, ils sont impossibles à distinguer. "Une amie vit dans un de ces logements, qui pourrait le deviner ?", dit Fran Leaper en montrant une maison voisine, similaire à la sienne.

"Il y a un boucher, un supermarché, un pub, des cafés, des coiffeurs, des médecins… Tout est accessible à pied."

Fran Leaper, habitante de Poundbury

à franceinfo

L'hôpital, le cinéma ou la bibliothèque se trouvent à dix minutes de bus, dans le centre de Dorchester. "Poundbury est un tel succès que Charles lui-même n'aurait jamais pu en rêver !", s'exclame Fran, en attrapant son chat Princesse Amidala.

Des résidents plus jeunes et plus aisés

Aucune des "Poundbury Ladies", association de femmes de la commune et des alentours, n'aurait dit mieux. Réunies en fin d'après-midi autour d'un verre de vin rouge, Hilary, Janet, Suzanne, Joanna et Gayle, presque toutes retraitées, viennent d'assister à une conférence sur les "sports extrêmes". "On a découvert le skate, le BMX, la spéléologie", raconte Hilary. "J'ai découvert ce qu'aiment les jeunes", commente Suzanne. Originaire de West Stafford, "d'où vient le créateur de Downton Abbey", elle rêverait d'habiter à Poundbury. "Ici ce n'est pas comme dans mon village endormi, où les familles se connaissent depuis des générations !"

"A Poundbury, tout le monde vient d'ailleurs, les gens ont envie de se connaître et de faire des choses ensemble." 

Suzanne, membre des "Poundbury Ladies"

à franceinfo

Gayle acquiesce. Lorsqu'elle est arrivée en 2002, tout était à créer. "Les gens montaient des associations, je recevais plein d'invitations. Qu'est-ce qu'on faisait la fête !", se souvient-elle. Aujourd'hui, il y a le choix entre une multitude d'activités : chorale, jardinage, tai chi… Son amie Joanna en est sûre : "Quand on vient à Poundbury, on n'en repart jamais !"

Aujourd'hui, l'extension de Dorchester compte plus de 4 000 résidents. D'ici 2029, à la fin du projet, elle devrait en compter environ 6 000. Parmi eux ne figurent pas que des retraités. La construction d'une école, l'aménagement d'un grand parc propice aux promenades et aux jeux, ainsi que les confinements, ont convaincu une population plus jeune.

Le Great Field à Poundbury, un parc avec un terrain de jeu qui reconstitue le quartier en miniature. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Selon des habitants "historiques", qui évoquent le phénomène avec agacement, ces nouveaux arrivants viennent du "Southeast". Entendre Londres et sa région. "Ils ont vendu leur appartement dans la capitale et ont pu s'acheter une maison ici", décrit Richard Biggs, conseiller municipal. Car il vaut mieux être aisé pour vivre à Poundbury. Selon HouseMetric*, le prix médian du mètre carré est de 3 750 livres (environ 4 250 euros). La valeur des villas les plus huppées dépasse le million de livres.

Medi, médecin de 35 ans, a emménagé il y a quatre mois, avec sa femme et leur fille. Séduite par l'accessibilité du quartier, la famille a acheté une maison à 400 000 livres (un peu plus de 450 000 euros). Elle aurait payé quelque 90 000 euros de moins pour un bien similaire à Weymouth, à une trentaine de minutes en train, où ils habitaient auparavant. Mais "quand on voit la qualité de vie, ça vaut le coup", assure Medi.

Poundbury attire également les entreprises. En 2022, le duché comptabilisait 250 structures. Derrière la devanture rose bonbon de son Bonjour Cafe, Emma Teasdale vend depuis 2016 tout ce que la gastronomie britannique offre de sucré : gâteau aux carottes, sablé du millionnaire, blondie, brownie… "J'ai toujours voulu avoir un café, mais je ne voulais pas l'ouvrir dans une grande artère commerçante, à côté des gros concurrents", raconte cette ancienne enseignante de Bristol. "Ici c'était parfait, gérable pour une débutante. Les gens viennent à Poundbury pour créer, pour l'esprit d'entreprise."

Emma Teasdale a ouvert le Bonjour Cafe à Poundbury en 2016. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Mais si Poundbury peut afficher une façade idyllique, c'est aussi parce que la vie y est rigoureusement réglementée. Chaque nouvel habitant doit signer "The Covenant*", un document qui résume les règles du quartier. Ainsi, les couleurs des portes d'entrée sont choisies par le duché. Les antennes de télévision sont prohibées, tout comme les enseignes lumineuses des magasins. Les caravanes ne doivent pas stationner dans les cours, ainsi que les panneaux solaires sur les toits.

De plus, les voitures doivent être rangées dans les garages. C'est toutefois un secret de polichinelle : de nombreux résidents passent outre la règle et préfèrent profiter des parkings gratuits et disposer de leur garage pour un autre usage. Résultat : les voitures pullulent à Poundbury.

Des portes d'entrées de maisons à Poundbury (Royaume-Uni), le 18 avril 2023. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Le duché peut être amené à faire des contrôles surprises, "mais on compte sur la responsabilité individuelle", assure Jason Bowerman, représentant de l'autorité. En juillet 2022, une résidente a reçu un avis d'expulsion pour avoir entreposé trop de plantes devant chez elle, relate le Dorset Echo*. "Elle savait en signant le 'Covenant' qu'elle n'avait pas le droit", rappelle le régulateur.

Les fenêtres en bois constituent le plus gros sujet de crispation pour les habitants. "Ça me met en colère !", peste John Moorby, 83 ans, depuis sa coquette maison. Ancien ingénieur nucléaire, il a créé le Window Group (le groupe de la fenêtre) pour réclamer le droit d'utiliser du PVC aux fenêtres. Dans son bureau à la moquette moelleuse, il fait défiler sur son ordinateur des photos de fenêtres abîmées. "Sur celle-ci, il y a même un champignon qui a poussé." En raison de son altitude et de sa proximité avec la mer, Poundbury est frappée par les bourrasques et l'humidité. "Certes le bois est naturel, mais celui qui a été choisi est de mauvaise qualité", s'étrangle le retraité.

"A Poundbury, on préfère l'esthétique au pratique. On n'aime pas le changement."

John Moorby, retraité

à franceinfo

Tous les cinq ans, John Moorby doit repeindre ses fenêtres. Entre la location d'échafaudages et le service, il doit dépenser l'équivalent de 5 650 euros. Dans les rues de Poundbury, la présence de nombreux camions dédiés à ces tâches laisse penser qu'il n'est pas le seul dans cette situation. Inflexible, Jason Bowerman rétorque : "Si on entretient correctement ses fenêtres, elles durent."

John Moorby a rédigé plusieurs articles "prêts à publier" pour insister sur la nécessité d'autoriser l'installation de fenêtres PVC à Poundbury, en Angleterre. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

John Moorby pointe d'autres absurdités : la gouttière de sa maison visible depuis la rue est en acier, mais c'est celle de l'arrière-cour, en plastique, qui a toujours fonctionné. Même chose pour les cheminées à l'ancienne installées sur les maisons. "Elles fonctionnent au gaz", et non au bois, sourit-il. Le gravier dans les rues serait également de mauvaise qualité, et volerait dans les maisons au moindre coup de vent. " Certains trouvent aussi qu'il y a trop d'arbres, soupire le conseiller municipal Richard Biggs, un peu las des critiques. Mais personne n'est obligé de vivre ici."

Des villages similaires en construction

Guindé, faux, innovant, accueillant... Poundbury laisse rarement indifférent. "C'est comme la Marmite [pâte à tartiner salée] , tu l'aimes ou tu la détestes", plaisante Richard Biggs. Dans son livre A Queer Tour of the Monarchy (PDF)* publié en 2023, l'écrivaine anglaise antimonarchiste Charlotte Cooper va plus loin encore dans la comparaison, faisant un parallèle entre le village, "plus idéologique qu'architectural" et le nouveau souverain britannique. "Charles est Poundbury. C'est un macrocosme de lui et un microcosme de la monarchie", raille-t-elle.

Le dernier quartier de Poundbury doit être achevé pour 2029. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Quoi qu'il en soit, le "village idéal" de Charles fait des émules. Construite à partir de 2013 par le duché de Cornouailles, selon la volonté du nouveau souverain, Nansledan est une extension de la ville côtière de Newquay. A Fawley, dans le Hampshire, une nouvelle ville devrait être bâtie sur le même modèle.

Même si Charles est devenu roi, "il reviendra" voir Poundbury, croit savoir Fran Leaper. "Il y est tellement attaché... Il ne pourra pas s'en empêcher."

* Les liens suivis par des astérisques renvoient vers des contenus en anglais.

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