"Bloody Sunday" : 50 ans après, en Irlande du Nord, "c'est comme si c'était hier", confient des familles de victimes
Le 30 janvier 1972, 13 personnes tombaient sous les balles des soldats britanniques à Derry, lors d'une manifestation pour les droits civiques. Alors qu'une marche du souvenir est organisée, franceinfo a recueilli le témoignage de trois habitants qui ont perdu des proches ce jour-là.
Jimmy Duddy ne raconte pas seulement cette journée-là, il la revit. Il ne tient pas en place et agite les bras. Un demi-siècle après le massacre du "Bloody Sunday" [dimanche sanglant], cet habitant de Derry, en Irlande du Nord (Royaume-Uni), un bientôt septuagénaire dégarni avec sa moustache blanche, redevient le jeune homme de 18 ans qui a couru sous les balles. Avec son accent nord irlandais, ll décrit ses amis qui s’écroulent blessés, son oncle abattu. Il parle du coin d’une rue, l’indique au loin. Puis se ravise, évoque un autre endroit. Ses yeux rougissent au fil de son récit : "Ça ne semble pas faire 50 ans pour nous. C’est comme si c’était hier."
"Nous voulons que les coupables soient punis. Nous voulons la justice."
Jimmy Duddyà franceinfo
Le 30 janvier 1972, un régiment de parachutistes britanniques réprimait dans le sang une manifestation pacifique contre les discriminations à l'encontre de la minorité catholique d'Irlande du Nord à Derry. Treize civils, dont plusieurs mineurs, étaient tués par les balles des soldats. Un tournant dans la lutte entre les indépendantistes catholiques et les unionistes protestants. Depuis, le gouvernement britannique a présenté ses excuses mais jamais aucun militaire n’a été condamné. Une marche du souvenir doit en marquer le cinquantième anniversaire dimanche.
"Ton père a été abattu"
Ce jour-là, Karen Doherty s’en souvient trop bien elle-aussi. Du haut de ses 11 ans, elle avait décidé d’accompagner son père à cette manifestation. Un papa vénéré qui l’avait finalement convaincue de rester à la maison pour garder ses frères et sœurs. Quelques heures plus tard, Paddy Doherty était abattu d’une balle dans le dos. Il a depuis été reconnu qu’il n’était pas un terroriste et n’avait aucune arme, comme toutes les autres victimes.
Karen se remémore le silence des adultes dans la maison ce jour-là. Sa mère, un cousin de son père qui n’osaient pas répondre à ses questions. Son inquiétude qui grimpait dans cette maison plongée dans l’horreur et la tristesse. Le visage pâle de son grand-père et son regard fuyant, tous ces instants ont marqué un tournant pour elle comme pour eux.
C’est finalement un inconnu, devant chez elle, qui a annoncé à la petite fille : "Ton père a été abattu". "Notre famille a été dévastée, raconte Karen. Ma mère ne pouvait pas s’en sortir seule avec six enfants. Notre foyer n’a jamais été le même. Papa était un homme qui prenait de la place. Un papa formidable. Sa mort a eu l’effet d’une explosion dans la maison et nous n’avons jamais pu rassembler toutes les pièces." La sexagénaire parle sans trembler, couvée du regard ému de son amie Caroline O’Donnell, une amitié scellée par 50 ans de pleurs et de lutte.
Caroline a été un peu plus chanceuse. Son père a été pris pour cible par les militaires anglais mais il n’a été que blessé. Il était parti à la manifestation avec des amis, sa mère y était aussi, accompagnée de ses sœurs. Elle avait 14 ans et se rappelle d’une matinée joyeuse, de parents heureux de participer à cette marche, insouciants. Elle se souvient aussi de sa grand-mère, inquiète. Son père lui avait menti et caché qu’il se joignait au cortège. Quelques heures plus tard, gravement blessé, il répétera : "Ne dîtes-rien à ma mère sinon elle va se faire du souci." À l’évocation de cette anecdote, Caroline sourit brièvement.
"Il paiera peut-être dans sa prochaine vie"
Dans ce quartier du Bogside à Derry, tout rappelle cette journée du 30 janvier 1972, cette époque. En particulier les immenses fresques murales qui décorent les maisons. Sur un mur blanc surmonté d’un drapeau noir, on peut lire "Il n’y a pas de justice britannique". Le père de Caroline O’Donnell est mort en 2006 sans que le soldat qui l’avait pris pour cible soit condamné : "Quand j’y pense, ça ravive toujours en moi des émotions fortes. Je continue d’espérer qu’on pourra le poursuivre devant un tribunal, qu’il sera désigné coupable. Et il paiera peut-être dans sa prochaine vie s’il s’en sort dans celle-là."
Tout le quartier, toute cette communauté va marcher dimanche dans les pas de ces manifestants, en suivant le même parcours. Derry tourne en rond depuis 50 ans, enfermé dans ce 30 janvier 1972.
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