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GRAND FORMAT. Dans la ville du Bloody Sunday, le Brexit réveille les fantômes du conflit nord-irlandais

Marie-Violette Bernard le mercredi 20 mars 2019

Des fresques marquent l'entrée du quartier catholique de Bogside, à Derry-Londonderry (Royaume-Uni), le 13 mars 2019. (PAUL FAITH / AFP)

Le calme règne sur Bishop Street, ce samedi 19 janvier. Seule une voiture est à l'arrêt, feux de détresse allumés, devant le tribunal de Derry-Londonderry. Soudain, "un terrible bang" fait trembler le quartier. Une boule de feu envahit l'air, des fenêtres sont soufflées, les lampadaires s'éteignent. Il est 20h10 et la voiture, piégée par le groupe paramilitaire Nouvelle IRA, vient d'exploser. L'attaque ne fait heureusement ni victime, ni blessé. Prévenue qu'une bombe a été déposée au tribunal, la police avait eu le temps d'évacuer les alentours.

Cet attentat rappelle toutefois que la paix reste fragile en Irlande du Nord, déchirée pendant trente ans par les Troubles, un conflit opposant catholiques nationalistes et protestants unionistes. "Dans ce contexte, le Brexit n'est pas une cause directe de la violence, mais il pourrait être un accélérateur", met en garde Politico (en anglais) au lendemain de l'attaque. A Derry-Londonderry, théâtre du Bloody Sunday et principale ville à la frontière avec la république d'Irlande, beaucoup craignent que le divorce avec l'Union européenne ne fragilise l'accord de paix signé en 1998. Et ne réveille les vieux démons des Troubles.

"Certains ici veulent encore se venger"

La police scientifique inspecte la carcasse de la voiture piégée qui a explosé devant le tribunal de Derry-Londonderry, le 20 janvier 2019. (PAUL FAITH / AFP)

Le nom même de la deuxième ville d'Irlande du Nord (Derry pour les catholiques, Londonderry pour les protestants) illustre les divisions profondes entre les deux communautés. "Beaucoup d'étrangers pensent à tort que les violences se sont arrêtées après l'accord du Vendredi saint. L'attaque de janvier a rappelé que c'était faux", estime Patrick Gallagher. A seulement 26 ans, ce grand brun est le porte-parole du Saoradh, un parti nationaliste qui milite pour la réunification de l'île. Il nous accueille dans les locaux du mouvement, situés dans le quartier catholique de Bogside.

A l'extérieur, une fresque montrant des hommes masqués et armés évoque la "révolution inachevée". Plus loin, des tags appellent à "rejoindre l'IRA", l'Armée républicaine irlandaise dont se revendiquent les groupes paramilitaires luttant contre la présence britannique en Irlande du Nord. Ici et là, panneaux et peintures rappellent le passage à tabac d'un militant par la police ou la mort d'une enfant, tuée d'une balle perdue. Partout, le lourd passé de Derry-Londonderry s'inscrit sur les murs. A la fin des années 1960, le mouvement des droits civiques des catholiques est durement réprimé par les autorités unionistes, qui soutiennent la couronne britannique. "J'ai grandi dans la peur de la police, majoritairement protestante", se remémore l'auteur Tony Doherty, qui n'avait que 6 ans en 1968. Gagnée par la contestation, l'Irlande du Nord devient vite une poudrière. Les émeutes sont si violentes que l'armée britannique est appelée en renfort, notamment à Derry-Londonderry.

Dans le quartier catholique de Bogside, une fresque évoque la "révolution inachevée". (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Le drame du Bloody Sunday ("dimanche sanglant", en anglais) finit d'embraser la région. Le 30 janvier 1972, les militaires britanniques ouvrent le feu sur la foule pendant une marche pacifique. Treize personnes sont abattues en pleine rue, dans le Bogside. Une quatorzième succombera quelques mois plus tard à ses blessures. A l'époque, l'enquête présente les victimes comme des "poseurs de bombes". Il faudra attendre 2010, et un rapport remis au gouvernement de David Cameron, pour rétablir la vérité. "Le Bloody Sunday, l'enquête bâclée qui a suivi, ont déterminé le reste de ma vie", souffle Tony Doherty, debout à l'entrée du musée qui raconte le drame. Le quinquagénaire jette un regard sur le monument en hommage aux victimes, à quelques mètres de là. Le nom de son père, Patrick Doherty, y est gravé. Il faisait partie des victimes.

Les années 1970 ont été une décennie pleine de colère. J'ai grandi à cette période, en sachant qu'à un moment je rejoindrais l'IRA.

Tony Doherty

Neuf ans après le Bloody Sunday, Tony Doherty prête allégeance au groupe paramilitaire. Agé de 18 ans à peine, il pose une bombe dans un magasin de Bogside. "Ça aurait pu mal finir, pour les employés et pour nous. Mais la bombe n'a heureusement pas explosé, témoigne-t-il d'une voix calme. J'ai été arrêté une semaine plus tard et j'ai écopé de quatre ans de prison." Quarante ans après les faits, Tony Doherty voit dans son parcours "une conséquence inévitable de l'injustice" dont a été victime son père. "A l'époque, nous vivions dans des conditions difficiles, la police était redoutée, la ville sous occupation militaire, énumère-t-il. Toutes les conditions étaient réunies pour qu'il y ait des violences."

Les histoires comme celles-ci sont nombreuses à Derry-Londonderry, dans un camp comme dans l'autre. "Vous ne trouverez personne, ici, qui n'a pas été affecté par les Troubles, souligne Graham Warke, conseiller municipal unioniste. Tout le monde a eu un proche blessé ou tué dans les violences. Tout le monde connaît une personne impliquée dans un groupe paramilitaire." Entre 1968 et 1998, le conflit a fait 3 720 morts et plus de 47 000 blessés.

Un soldat britannique arrête un manifestant catholique à Derry-Londonderry, le 30 janvier 1972. (THOMPSON / AFP)

Aujourd'hui, les deux communautés cohabitent mais la rancœur est tenace. "Les jeunes de mon âge n'ont pas connu ces violences, mais nous avons hérité des histoires de nos parents, confie Aoidhean, une catholique de 21 ans. Certains ici veulent encore se venger et le Brexit leur donne une excuse pour le faire." Comme partout au Royaume-Uni, le divorce avec l'Union européenne divise. Mais à Derry-Londonderry, il souligne les dissensions entre les communautés nationaliste et unioniste. Si la ville a voté à 78% contre la sortie de l'UE, les protestants ont majoritairement soutenu le Leave, rappelle Libération. Les catholiques ont, eux, souhaité rester au sein de l'Union.

"Le Brexit pourrait défaire beaucoup des progrès accomplis en vingt ans", s'inquiète Tony Doherty. En particulier si les contrôles étaient rétablis à la frontière avec la république d'Irlande, pays membre de l'UE. "Les postes-frontières sont le symbole de l'occupation britannique et ils pourraient être la cible d'attaques", augure Patrick Gallagher. Debout dans le local du Saoradh, aux murs couverts d'hommages aux combattants nationalistes, le jeune père de famille assure "ne pas cautionner cette violence". "Mais l'Irlande du Nord est toujours un territoire occupé par les Britanniques, assène-t-il. Tant que ce sera le cas, il y aura des hommes et des femmes prêts à participer à la résistance armée."

A chaque communauté sa rive

Un "mur de la paix" entoure The Fountain, une enclave protestante située sur la rive catholique de Derry-Londonderry. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Derry-Londonderry n'a pas attendu le Brexit pour être coupée en deux. "La plus grosse séparation est la Foyle", le fleuve qui traverse la ville, affirme Graham Warke, élu local du parti unioniste DUP. La rive ouest, Cityside, est majoritairement catholique. La plupart des protestants ont élu domicile sur la rive est, Waterside, au début des Troubles. "Les nationalistes catholiques ont poussé les unionistes protestants hors de chez eux, poursuit le trentenaire, se départissant quelques instants de sa jovialité. Mes parents ont subi des intimidations, des attaques, des jets de cocktails Molotov. Ils ont préféré déménager."

La ville de Derry-Londonderry est coupée en deux : la rive ouest, Cityside, est majoritairement catholique ; la communauté protestante est principalement établie sur la rive est, Waterside. (NICOLAS ENAULT / FRANCEINFO)

"Il est difficile de savoir combien ont été forcés à partir de chez eux et combien sont partis à cause du sentiment d'insécurité que ces intimidations ont généré", analyse Emmet O'Connor, professeur d'histoire à l'université d'Ulster. Certains protestants ont toutefois refusé de quitter leur maison. "Mon père était têtu. J'ai été roué de coups, notre maison a été attaquée, mais on est restés", se remémore Trevor Temple, un historien local, en arpentant les rues de The Fountain.

Appuyée contre les remparts médiévaux, l'enclave protestante abrite aujourd'hui 300 personnes. Le pâté de maisons reste protégé par un "mur de la paix" et une porte, fermée entre 21 heures et 6 heures. De l'autre côté des briques et du grillage, les résidents catholiques n'ont enlevé que récemment les barreaux qui protégeaient leurs fenêtres. "On ne se fait toujours pas confiance", souffle Trevor Temple, emmitouflé dans un manteau kaki. L'attachement de The Fountain à la couronne britannique est visible à chaque coin de rue : les bordures des trottoirs sont peintes aux couleurs de l'Union Jack, qui flotte en haut des poteaux électriques. A l'entrée du quartier, une fresque proclame : "Les loyalistes [protestants] de la rive Ouest sont toujours assiégés. Pas de capitulation."

Une photo de la reine Elizabeth II sur une porte du centre pour les jeunes de The Fountain. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Quelques mètres plus loin, une imposante main rouge est peinte à l'entrée du centre pour les jeunes fondé par la famille Warke. Elle rend hommage à un membre du groupe paramilitaire unioniste UFF, mort dans l'explosion prématurée d'une bombe qu'il transportait vers l'Irlande. A l'intérieur, une photo de la reine Elizabeth II est affichée sur une porte. "J'imagine mal un nationaliste s'installer ici", concède Trevor Temple. Profitant de la surprenante douceur de la fin février, l'historien au crâne dégarni s'attable sur la terrasse, face à Graham Warke.

"Londonderry est moins divisée depuis l'accord du Vendredi saint, rétorque le conseiller municipal, en allumant une cigarette. Nous essayons d'apprendre aux jeunes des deux communautés le respect et la tolérance." Selon Graham Warke, l'un des outils de ce rapprochement est le Pont de la paix. En partie financée par l'UE et inaugurée en 2011, la passerelle piétonne "permet aux jeunes de Waterside d'accéder plus facilement au centre-ville".

Jeune, je ne me serais jamais rendu sur l'autre rive. Mais Cityside est aussi à nous.

Graham Warke

L'UE a beaucoup investi pour soutenir la paix en Irlande du Nord. Selon un rapport du Parlement européen, Bruxelles verse 85% des 470 millions de livres (près de 550 millions d'euros) attribués à deux programmes pour le rapprochement des unionistes et des nationalistes. Ils financent plusieurs projets intercommunautaires et transfrontaliers, précise The Independent (en anglais). Le Brexit pourrait tout changer. "La fin de ces programmes mettrait en danger ces activités (...) et, par conséquent, le processus de paix", met en garde le document du Parlement. Selon certains résidents, certaines initiatives financées par l'UE ont déjà été "gelées".

Des habitants empruntent le Pont de la paix, qui relie Cityside et Waterside, le 8 novembre 2018. (JONATHAN PORTER / PRESSEYE / DPA / AFP)

Et le rapprochement soutenu par l'UE est loin d'avoir abouti. Politiquement, unionistes et nationalistes ne parviennent pas à collaborer, estime l'historien Emmet O'Connor. Les communautés peinent à se mêler. "Nous vivons dans des quartiers différents. Nos enfants vont dans des écoles différentes", pointe Jennifer McKeever, patronne de l'entreprise de transport Airporter. Ici, les couples "mixtes" comme le sien restent rares. "Je déteste cette expression, s'emporte la quadragénaire aux yeux bleus perçants. Niall et moi sommes tout ce qu'il y a de plus similaires : blancs et chrétiens. Mais en Irlande du Nord, un mariage entre une protestante et un catholique est 'mixte'."

La religion de la Britannico-Canadienne n'a jamais posé problème à ses beaux-parents. "Ça aurait sans doute été une autre histoire si je n'avais pas accepté que nos enfants soient élevés catholiques." La décision n'a toutefois pas été difficile à prendre. Jennifer McKeever a grandi entre le Royaume-Uni et le Canada. "Là-bas, personne n'en a rien à faire de la religion, remarque-t-elle. Si j'avais vécu uniquement en Irlande du Nord, j'aurais été une protestante très différente. Niall et moi n'aurions peut-être pas eu assez en commun pour être ensemble." 

La hantise du retour des postes-frontières

Des automobilistes traversent la frontière entre la république d'Irlande et l'Irlande du Nord à Newry (Royaume-Uni), le 1er juin 2018. (MAXPPP)

Entre deux tasses de thé au lait, Greta McTague applique son fard à paupières avec précaution. Elle est déjà en retard de dix minutes pour se rendre au collège catholique St Cecilia's, situé sur la rive ouest de la Foyle. "S'il y avait des contrôles à la frontière à cause du Brexit, il faudrait que je me débrouille pour partir plus tôt ! Ou alors que je me maquille en attendant que la douane finisse d'inspecter ma voiture", sourit la professeur d'art dramatique, agitant ses cheveux roux. Greta McTague réside à Muff, à une dizaine de kilomètres de Derry-Londonderry. De l'autre côté de la frontière, en république d'Irlande. "Je la traverse au moins six fois par jour, précise-t-elle. Avant que mes deux enfants ne partent à l'université, ça pouvait aller jusqu'à 12 fois."

Chaque jour, Greta McTague parcourt les dix kilomètres qui séparent Muff de Derry-Londonderry. (NICOLAS ENAULT / FRANCEINFO)

Comme cette enseignante de 48 ans, 30 000 personnes franchissent chaque jour la frontière, longue de 500 kilomètres, qui sépare la république d'Irlande de l'Irlande du Nord, rapporte La Croix. Cette démarcation est démilitarisée depuis vingt ans. Mais le Brexit pourrait mettre un terme à la libre circulation des personnes et des biens, et bousculer le quotidien de Derry-Londonderry. Pour Greta McTague, ce serait un bond de trente ans en arrière. La professeure a grandi à Moville, une petite ville irlandaise située plus au Nord, sur la péninsule d'Inishowen.

"Pendant les Troubles, il y avait des postes-frontières et des points officiels de passage, raconte-t-elle, coincée dans les embouteillages au volant de sa petite voiture bleue. Il fallait montrer son permis et l'intérieur de son coffre, d'abord aux douaniers irlandais puis aux militaires britanniques." Les conducteurs étaient régulièrement emmenés à l'écart par les forces de l'ordre, pour des fouilles supplémentaires. "Ça ne se passait pas toujours bien, frissonne-t-elle. Mon voisin a une prothèse de jambe. Pendant les Troubles, il travaillait pour les douanes irlandaises."

Un jour, il a voulu regarder dans le coffre d'une voiture. C'était un véhicule de l'IRA. On lui a tiré dessus.

Greta McTague

L'Irlandaise se souvient trop bien de la "tension inévitable, lorsqu'un soldat regardait dans la voiture". Ses étudiants partagent son inquiétude. Certains, scolarisés dans des lycées protestants, assistent à son cours d'art dramatique dans le cadre d'un programme "d'intégration" des deux communautés. "On ignore l'impact que le Brexit aura sur nos perspectives d'emploi, nos possibilités de voyager, la politique locale, s'alarme Megan Strain, élève d'un autre établissement. Est-ce qu'on sera arrêtés et fouillés sur le chemin du lycée ?"

Greta McTague montre un bloc de béton marquant la frontière avec l'Irlande du Nord, le 1er mars 2019, à Muff (Irlande). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Jennifer McKeever s'attend, elle, à ce que toute forme de contrôle à la frontière mène à des violences. "Admettons qu'elle soit uniquement surveillée par des caméras. Le soir de leur installation, on les aura démolies à coups de pierres, assure l'ancienne présidente de la chambre de commerce à franceinfo. On protégera le dispositif avec un boîtier en métal, qui sera lui aussi cassé. Il faudra un bâtiment en dur, qui sera rasé. Puis des hommes armés protégeront ces infrastructures et la frontière sera à nouveau militarisée."

Ça va dégénérer. Et ça ne prendra pas dix ans, mais dix jours.

Jennifer McKeever

Plusieurs employés d'Airporter, son entreprise, vivent en république d'Irlande. Un tiers de ses clients se situent de l'autre côté de la frontière. Et de nombreuses autres firmes sont concernées : 13 000 véhicules commerciaux franchissent la ligne de démarcation chaque jour, indique Le Temps. Au total, on dénombre 4,6 millions de passages Nord-Sud par an. En cas de "no deal", l'Irlande du Nord pourrait donc devenir "un paradis" pour les contrebandiers. Qu'adviendra-t-il des "milliers de chemins de terre" qui traversent la frontière ? "Est-ce qu'ils seront eux aussi contrôlés, ou bien fermés ? s'interroge la Britannico-Canadienne. Les entreprises ne peuvent pas se préparer, car on ignore ce qui va se passer dans un mois."

Une perspective d'autant plus inquiétante que la ville peine à développer son économie. Selon le Derry Journal (en anglais), le taux de chômage y est deux fois plus élevé que la moyenne d'Irlande du Nord (7,9% contre 3,8%) et 43% de la population "des districts de Derry-Strabane vivent dans les zones les plus pauvres de la région". Une frontière dure aurait également des répercussions sur les services de secours, qui interviennent parfois de l'autre côté de la démarcation, ainsi que sur la santé. Quelque 500 000 patients, originaires d'Irlande du Nord ou du comté irlandais de Donegal, sont traités à l'hôpital Altnagelvin de Derry-Londonderry, rappelle un rapport du Parlement britannique (en anglais). "Bruxelles dit vouloir défendre les intérêts des Européens, Londres ceux des Britanniques, résume Jennifer McKeever. Personne ne se rend compte qu'ici, les deux sont liés."

"Une réunification de l'Irlande plutôt qu'un 'no deal'"

La sculpture "Hands Across the Divide" à Derry-Londonderry, le 1er mars 2019. (MAXPPP)

La sortie de l'UE, la frontière, le communautarisme… Les divisions dont souffre Derry-Londonderry semblent presque insurmontables. "Le Brexit polarise les Britanniques. Mais il rassemble aussi les Irlandais sur la question de la réunification", affirme pourtant Martina Anderson. L'eurodéputée du Sinn Féin a passé plus de treize ans en prison pour avoir planifié des attaques en Grande-Bretagne. "Chaque jour depuis ma libération, j'ai travaillé à défendre l'accord du Vendredi saint", déclare la quinquagénaire, en jouant machinalement avec sa tasse "Yes to breakfast, no to Brexit" ("oui au petit-déjeuner, non au Brexit", en anglais). "Je souhaite que le peuple irlandais ne connaisse plus jamais cette violence", continue-t-elle.

L'eurodéputée Martina Anderson dans les bureaux du Sinn Féin à Derry-Londonderry, le 27 février 2019. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Pour le Sinn Féin, seul parti politique présent de chaque côté de la frontière, la solution réside dans la réunification de l'Irlande. L'accord du Vendredi saint prévoit bien la possibilité d'organiser un référendum sur l'unité de l'île. Mais l'hypothèse semblait jusqu'ici chimérique, tant la fracture entre unionistes et nationalistes était marquée. "Le Brexit a bouleversé la situation, juge Jennifer McKeever. Certains Nord-Irlandais, qui n'avaient jamais sérieusement envisagé la réunification, trouvent désormais cette idée attirante." Un sondage LucidTalk, cité dans le cinquième Rapport sur la surveillance de la paix en Irlande du Nord (PDF en anglais), lui donne raison. En mai 2018, 28% des personnes interrogées déclaraient qu'elles "souhaitaient auparavant que [le territoire] reste au sein du Royaume-Uni, mais qu'elles soutiendraient désormais une réunification avec la république d'Irlande", à cause du Brexit.

Beaucoup de Nord-Irlandais préféreraient avoir une réunification de l'Irlande plutôt qu'un 'no deal', qui déclencherait de nouvelles violences.

Jennifer McKeever

La cheffe d'entreprise n'en démord pas : l'idée d'une Irlande unie "est en train de monter en puissance". "Même s'il y a un accord sur le Brexit, cette possibilité est dans beaucoup d'esprits, garantit-elle. Peut-être qu'on a tellement parlé de l'unité qu'il n'est plus possible de renoncer à organiser un référendum." D'autant que la démographie de l'Irlande du Nord évolue. La population protestante est vieillissante et les catholiques, plus jeunes, pourraient être majoritaires au prochain recensement, selon le New York Times (en anglais).

Néanmoins, l'unité est loin d'être accomplie. Seul le gouvernement britannique peut décider d'organiser un "référendum sur la frontière", rappelle le quotidien américain. La réunification doit en outre remporter l'adhésion d'une majorité d'électeurs en Irlande du Nord et en république d'Irlande. "Beaucoup d'unionistes ne sont pas encore prêts à se séparer du Royaume-Uni", tempère Greta McTague.

Une pancarte réclame "l'unité irlandaise maintenant", dans le quartier catholique de Bogside. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

En mai 2018, 45% des Nord-Irlandais auraient voté pour que leur région reste dans le giron britannique, selon le sondage LucidTalk. Quelque 42% auraient soutenu la réunification et près de 13% restaient indécis. "Même si l'unité était actée, cela ne fonctionnerait pas à ce stade, argue la professeure d'art dramatique. Au contraire, cela provoquerait des tensions du côté des protestants." "La réunification n'est pas à l'ordre du jour, abonde Emmet O'Connor, historien à l'université d'Ulster. Mais elle se produira et le Brexit pourrait accélérer le processus."

Le seul moyen de faire disparaître le communautarisme est de faire disparaître l'Irlande du Nord à travers le processus de réunification.

Emmet O'Connor

"La partition a appauvri l'île, soutient Martina Anderson. Désormais, l'Union européenne nous donne accès à un gigantesque marché." Sans compter que la population "travaille, vit, étudie, se socialise dans les deux pays". Pas question, donc, de laisser le Brexit "saper la réconciliation". L'eurodéputée appuie chacun de ses mots, assise dans les locaux du Sinn Féin à Waterside. "L'UE a joué un rôle capital dans le processus de paix, poursuit-elle entre deux gorgées de café. Au lieu de générer de la peur en parlant de frontière dure, Bruxelles devrait affirmer son soutien à la réunification. C'est la seule solution pour éviter une escalade des tensions."

Quelle que soit la position de l'UE sur l'unité de l'île, Martina Anderson ne croit pas à un nouveau conflit ouvert en Irlande du Nord. "Le peuple n'autorisera pas le retour d'une frontière dure, promet l'élue, la voix calme mais résolue. La guerre est terminée. Nous ne laisserons pas le Royaume-Uni ou l'Union européenne en commencer une autre." A l'entrée de Bogside, une pancarte nationaliste proclame déjà : "Frontière dure, frontière douce... Pas de frontière." 

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Texte : Marie-Violette Bernard

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