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Renseignement: l’indispensable atlas du «crime sans cadavre»

Professeur à Sciences-Po et à l'IEP de Bordeaux, Sébastien-Yves Laurent s'est attelé au grand récit de la trajectoire du renseignement, celle qui va de l'exigence du secret absolu au débat quasi permanent.Tout cela valait bien les 190 pages d'un atlas avec tout ce qu'il faut de cartes et schémas explicatifs. Visite guidée avec son auteur pour Géopolis.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Sébastien-Yves Laurent. (2013-2014 Cercle K2)

On ne les appelle pas les hommes (ou les femmes de l’ombre) pour rien. Leur crime est réputé sans cadavre parce qu’ils s’ingénient à en détruire les traces ou au moins à en dénaturer les indices. Aux dires des connaisseurs, ce serait cela la marque des pros de l’espionnage. Mais précisément «cela», c’était «avant», à l’époque où les agents venaient du froid, au temps où les guerres étaient tout aussi… froides, bloc contre bloc. Désormais, la confrontation a lieu entre ennemis mais aussi entre amis, et surtout, le renseignement se vit à l'heure algorithmique. Au fil des manipulations ou excès de pouvoir révélés par la presse, l'homme de l'ombre est désormais sous les feux de l'actualité.

C'était au temps de la pénombre, avec fumée de cigarettes et silhouettes d’hommes échangés sans un mot. Il y avait les stay-behind, raconte Sébastien-Yves Laurent dans son ouvrage. En 1990, un juge italien en découvrit, presque par hasard, l’une des manifestations ultra-secrètes, intitulée le réseau Gladio. Avec à sa tête la fine fleur du pouvoir politique et militaire italien, ce réseau avait pour but d’anticiper «le» conflit à venir dès la fin de la Seconde guerre mondiale, à savoir la confrontation avec le monde communiste.

Aux Etats-Unis, mais aussi plus près de nous en Suisse, en Belgique, au Luxembourg, on ouvrit des enquêtes parlementaires qui ont mis à jour la réalité cachée jusqu’alors de l'organisation, ses structures maintenues en sommeil. Leur mission consistait à être immédiatement activées en cas d’invasion soviétique. Même en France, ajoute l'atlas, le ministre de la Défense «reconnut discrètement l’existence du système».

«Ces révélations, poursuit l’auteur du livre, ont alimenté et nourrissent encore des théories du complot associant les éléments traditionnels ─ du discours sur l'espionnage : services secrets et subversion, domination américano-atlantiste, main invisible...» Et d’ajouter : «En tout cas, plus sérieusement, les services ont alors acquis un savoir-faire tout particulier avec des couches, des strates de secrets, de clandestinités bien plus variées qu’on ne le croit habituellement. Mais pour autant, il ne faut pas tomber dans la tentation du complot si l'on veut comprendre quelque chose au renseignement.»

  (Les presses de Sciences-Po)

Mutations, crises et ratages
Au fil des pages, et donc du temps qui égrène les problématiques recensées par ce livre, on assiste à la mutation du renseignement occidental. L’Etat secret incarné par les services vit les fureurs de l'Histoire en mouvement, les dérives de ses propres serviteurs. Et l’atlas d’évoquer l’entrée en guerre en Irak ardemment favorisée par «la mise en œuvre des services anglais et américains d’une manipulation des opinions nationales et internationales», rappelle l’auteur qui souligne «une politisation des services».

Autre date majeure largement exposée, 1975, lorsqu’eut lieu la crise du renseignement outre-Atlantique. Alors que l’affaire du Watergate est encore toute récente, CIA et FBI retrouvent leurs dossiers publiés par la presse. Dans ces «bijoux de famille», ainsi qu’on les a surnommés, sont recensées toutes les opérations illégales effectuées contre les contestataires de tout poil, sur le sol américain depuis 1950. Le scandale fut immédiat, et à terme les conséquences particulièrement significatives.

«Plus tard, dans les années 1990, affirme Sébastien-Yves Laurent, les Etats occidentaux et jusqu’aux démocraties populaires ont subi ce même mouvement de remise en cause, ce que je nomme l’idéologie de la transparence. Personnellement, je trouve que cette exigence qui veut que l’Etat soit une maison de verre est extrêmement dangereuse. Depuis, les services sont soumis à des contraintes de réponses et d’explications qu’en France on imagine mal. Aux Etats-Unis, 700 à 800 fonctionnaires de la CIA travaillent chaque jour à répondre aux diverses sollicitations du Congrès. C’est une part importante des ressources humaines de ce service.»

Ajoutez à cela, les ratages du renseignement tels que ceux de la guerre du Kippour en 1973 ou encore l’échec américain le 11 septembre 2001 face à al-Qaïda, que l'atlas évoque de façon détaillée, et l’ère du soupçon ne tarde pas à s’installer au royaume des «hommes de l’ombre». Peu à peu, le secret propre aux services est ainsi devenu l'une des questions récurrentes posées dans les démocraties. Des dispositifs de contrôle parlementaire sur les activités des serviteurs du secret se multiplient dans les démocraties libérales.

Un partage entre Etats
«En fait, le secret n’est pas une fin en soi, affirme Sébastien-Yves Laurent. Il assure une fonction en permettant de donner l’autonomie indispensable aux services. Le renseignement a besoin de cette part d’ombre, y compris en démocratie. Quand ils sont hyper contrôlés comme aux Etats-Unis, les services spéciaux perdent de leur efficacité. Et c'est là qu'ils créent de nouvelles couches de secret. C’est une course permanente, une compétition. Cela n’a rien d’un jeu de dupes, car cette course produit des résultats : les services existent toujours, leurs moyens sont en valeur relative, sans cesse croissants. Et dans le même temps, le public les connaît mieux.»

Mais si un Etat veut vraiment tout savoir pour peser de son influence ici et là, ses services spéciaux doivent s'associer, coopérer avec des partenaires. Cette idée d'un partage entre Etats est «apparue dès le début du XIXe siècle», précise l'atlas. Pacte de Varsovie, Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) ou réseau CONDOR entre les dictatures militaires d'Amérique du Sud, les appareils du renseignement se sont dotés des formules les plus diverses pour leurs échanges. L'Europe, elle, a préféré constituer des «clubs» réunissant des services de police dès les années 1970 pour lutter, entre autres, contre le terrorisme. Nul doute que de ce point de vue, le péril djihadiste avec l'Etat islamique autoproclamé marquera une nouvelle étape dans l'évolution des services.

«Certainement, répond l'auteur du livre. Car dans le passé des structures du renseignement, il faut savoir que toutes les mutations intellectuelles, ou techniques sont venues des transformations de l'ennemi dans ses formes d'agression. Cette souplesse dans l'anticipation des risques, menaces ou dangers est cruciale. J'appelle cette plasticité de l'intelligence des services, la "veillance". Le terrorisme en réseau transnational des djihadistes force encore davantage les services des Etats démocratiques à coopérer entre eux.»

«La notion classique de suspect n'existe plus vraiment»
Alors, quel sera l'avenir du renseignement dans le monde de l'internet et de ses «résonances mondiales»? s'interroge enfin l'atlas. Vivrons-nous la fin du secret, de même que la fin des Etats? Devons-nous sombrer dans la paranoïa la plus aiguë dès que nous nous connectons? Ouvrons-nous chaque jour, sans le savoir des fenêtres sur notre intimité? L'atlas consacre un article important à cette question de «la protection des citoyens en Europe face aux services de renseignement».

«Je crois au fait que les individus doivent désormais s'adapter à ces temps nouveaux, temporise Sébastien-Yves Laurent. L'accroissement de la surveillance est un fait. C'est notre société de l'information qui génère cela. Mais il faut toujours préciser que les personnes sont rarement ciblées en tant que telles. La méthode relève plutôt du chalutage sur ce qu'on appelle des méta-données. Il faut néanmoins rester très vigilant car la notion classique de suspect n'existe plus vraiment.»

Soit, mais la parole résonne à la façon d'un bon entendeur, salut! Il appartient donc maintenant au citoyen de prendre par lui-même ses précautions. Récemment réunis à Pérouse, plusieurs patrons de presse ont tiré une première conclusion de l'affaire Snowden (l'ancien employé de la CIA et de la NSA qui a révélé les programmes de la surveillance de masse). Selon eux, les journalistes doivent apprendre à chiffrer leurs mails, ils ne peuvent plus dire: on ne savait pas.

C'est un peu le sentiment du lecteur de cet atlas du renseignement. Il ne peut plus dire qu'il ignorait qui de par le monde est l'auteur du «crime sans cadavre» car désormais l'affaire le concerne au premier chef.


Atlas du renseignement: une autre géopolitique du pouvoir 
(Les Presses de Sciences-Po, 2014, 24 euros).

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