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Lutte contre l'Etat islamique : pourquoi la position de la Turquie est-elle ambiguë ?

Depuis plusieurs mois, des combattants islamistes transitent par la Turquie pour se rendre en Irak ou en Syrie. Pourtant, Ankara s'est engagée a minima dans la coalition internationale destinée à lutter contre les jihadistes. Explications.

Article rédigé par Jéromine Santo-Gammaire
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le président turc Recep Tayyip Erdogan (à g.) rencontre le président américain Barack Obama, le 5 septembre 2014, lors du sommet de l'Otan à Newport (pays de Galles, Royaume-Uni). (KAYHAN OZER / ANADOLU AGENCY / AFP)

Elle est la plus proche géographiquement et pourtant, elle figure parmi les pays les plus réticents. Située à une position clé, entre l'Europe, la Syrie et l'Irak, la Turquie fait preuve d'une position ambiguë face à ses partenaires internationaux dans la lutte contre l'Etat islamique (EI). Présente lundi, lors de la conférence à Paris chargée de déterminer le cadre de l'intervention internationale et le rôle de chacun, la Turquie avait toutefois déjà prévenu qu'elle refusait toute idée de participation d'ordre militaire.

Le 11 septembre, lors d'une réunion à Djeddah, en Arabie saoudite, en présence des Etats-Unis et de dix pays du Moyen-Orient, la Turquie a été la seule à refuser la signature du communiqué final sur le renforcement des mesures contre l'EI. Si elle ne tiendra pas un rôle actif dans la coalition contre les jihadistes, elle a néanmoins accepté d'apporter un soutien logistique, ainsi qu'une aide humanitaire.

Le pays, membre de l'Otan, est pourtant directement concerné avec plus de 1 000 de ses ressortissants embrigadés par l'Etat islamique, selon le New York Times (en anglais), qui rapporte les estimations de médias et du gouvernement turcs. Pourquoi la Turquie fait-elle preuve d'autant d'hésitation et prend-t-elle autant de précautions lorsqu'elle s'exprime publiquement sur la question?

Parce qu'elle craint la mort d'otages turcs

Depuis l'attaque du consulat turc à Mossoul, en Irak, il y a trois mois, l'Etat islamique détient toujours 49 otages turcs, des diplomates et des membres des forces spéciales. Le gouvernement a interdit aux médias d'en parler et les familles n'ont toujours pas de nouvelles. "Le gouvernement ne peut rien faire pour les otages, estime Bayram Balci, chercheur sur la Turquie au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri), interrogé par francetv info. Apparemment, il est en communication avec les jihadistes, mais la seule chose qu'il peut obtenir d'eux est qu'ils soient bien traités. C'est une stratégie de l'EI qui, de fait, prend la Turquie en otage." 

Officiellement, c'est pour cette raison que la Turquie refuse toute implication directe mais, pour Bayram Balci, "même sans les otages, elle aurait été réticente à participer à cette coalition".

Sur son sol aussi, la menace est présente. Les Turcs n'ont pas oublié l'explosion de deux voitures piégées en mai 2013 à Reyhanli, une ville à la frontière syrienne, qui a causé la mort de 51 personnes. Ils ont beaucoup reproché au président RecepTayyipErdogan, alors Premier ministre, son implication trop importante dans le conflit syrien. La population redoute encore aujourd'hui l'importation du conflit sur le territoire et donc les conséquences d'une implication forte de la Turquie dans la coalition.

D'autant plus que "ce ne sera pas très difficile de passer à l’action pour l’EI et les structures semblables, écrit le journaliste turc Rusen Cakir sur son blog. Elles connaissent très bien la Turquie et y sont bien installées après l’avoir utilisée comme voie de transit depuis quelque temps."

Parce que la coalition est menée par les Etats-Unis

La Turquie n'a pas participé à la coalition internationale de 2003 menée par les Etats-Unis contre l'Irak de Saddam Hussein. "Intervenir aujourd'hui en Irak, c'est faire preuve de suivisme face aux Etats-Unis, ce que refuse la Turquie, explique Bayram Balci. Elle ne veut pas que ça lui retombe dessus plus tard."

"J'ai vécu aux Etats-Unis et souvent ils reprochent aux pays de la région de ne pas être solidaires, reprend le chercheur. Mais ils oublient que l'instabilité dans la région et le développement de l'Etat islamique sont des conséquences directes de l'invasion [américaine] en Irak. La Turquie est dans une impasse et, quelle que soit l'évolution du conflit, elle pourrait en être l'un des grands perdants."

Parce qu'elle a soutenu (au début) les jihadistes

La Turquie ne veut pas faire le jeu de Bachar Al-Assad. Elle s'est illustrée dès le début de la crise, en mars 2011, par son implication contre la répression sanglante du régime du président syrien, soutenant ouvertement les rebelles, même les plus extrémistes.

En janvier 2014, des journalistes turcs ont révélé l'implication du gouvernement dans l'acheminement d'armes vers des groupes de rebelles sunnites en Syrie. Les autorités d'Ankara ont pourtant toujours nié toute aide apportée aux jihadistes via le MIT, le service de renseignements très proche du pouvoir, pour lutter contre l'ennemi commun, Bachar Al-Assad, mais aussi contre les Kurdes de Syrie.

Pourtant, "nous avons tous vu les photos dans la presse d’hommes barbus portant des armes, traités dans des hôpitaux du sud de la Turquie depuis le début du conflit en Syrie", affirmait Serkan Demirtas, journaliste au Hürriyet Daily News, à l'AFP, au mois de juin.

"Il faut remettre les choses dans leur contexte, souligne Bayram Balci. A ce moment-là, les Turcs étaient sur la même ligne que les Occidentaux, ils avaient adopté une attitude ferme pour que Bachar Al-Assad quitte le pouvoir. Or, plus le conflit dure, plus la Turquie est perdante à tous les niveaux, notamment concernant sa sécurité. Elle a cru qu'en aidant un peu les groupes jihadistes, cela accélérerait le départ du président syrien. Mais c'était un très mauvais calcul."

Résultat : les extrémistes sunnites s'implantent sur le territoire turc et étendent leur influence dans la région. "La Turquie a été obligée de changer d'attitude et de coopérer avec les Occidentaux. Mais c'est un peu tard", juge Bayram Balci.

Les quelque 820 kilomètres de frontière commune entre la Turquie et la Syrie rendent les contrôles difficiles. Ankara a néanmoins pris conscience du danger représenté par les groupes islamistes, dont plusieurs combattants ont rejoint l'EI. Accusée de laxisme face aux jihadistes qui traversent son territoire pour se rendre en Syrie et en Irak, la Turquie a commencé, en avril, à renforcer la surveillance. Elle a même assuré au secrétaire d'Etat américain [l'équivalent du ministre des Affaires étrangères], John Kerry, le 12 septembre, qu'elle mettrait les bouchées doubles.

Parce qu'elle ne veut pas de région kurde autonome

La question kurde est encore une fois au centre de la réflexion turque sur la stratégie à adopter. S'impliquer davantage dans la coalition reviendrait à soutenir l'action des combattants kurdes, les peshmergas en Irak et le YPG en Syrie – des mouvances armées kurdes proches du PKK, ennemi juré d'Ankara – ce qui dérange profondément le gouvernement.

En pourparlers depuis un an avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), les autorités d'Ankara craignent qu'un renforcement des Kurdes, à travers leur participation à la coalition anti-Etat islamique, affaiblissent la Turquie dans ses négociations. Ainsi, les revendications kurdes pourraient croître en même temps que le nombre de leurs armes et l'amélioration de leur image à l'international.

La Turquie craint particulièrement la création d'une zone autonome kurde dans le nord de la Syrie, qui pourrait renforcer le PKK. Tirant les leçons de la création du gouvernement régional du Kurdistan dans le nord de l'Irak en 2005, la Turquie s'est efforcée, en Syrie, d'amoindrir le rôle des Kurdes dans la rébellion contre le pouvoir.

"Il est clair que, dans le cas où l’EI serait liquidé, le rapport des forces dans la région changerait au détriment d’Ankara, explique Rusen Cakir. Ce qui pourrait mettre fin à l’ambition de la Turquie de devenir le leader de la région."

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