: Témoignages "Je ne peux pas leur pardonner l'avis qu'ils ont" : en France, familles et amis déchirés par l'importation du conflit entre le Hamas et Israël
Le dialogue est impossible. L'attaque terroriste du Hamas le 7 octobre puis la riposte de l'armée israélienne dans la bande de Gaza ont hystérisé les discussions dans l'Hexagone. Sur la scÚne politique mais aussi dans la sphÚre plus intime, entre amis, en famille, en couple, au travail... de nombreux Français, juifs ou non, musulmans ou non, peinent à s'entendre pour la simple raison qu'ils pensent différemment.
Juliette*, 28 ans, vit Ă Marseille avec son compagnon. Elle n'est pas juive, il n'est pas musulman. Aucun des deux n'a de lien direct avec le conflit au Proche-Orient. Dans l'intimitĂ©, jamais ils n'ont eu de dispute : la premiĂšre est arrivĂ©e il y a quelques semaines alors que Juliette dĂ©nonçait les atrocitĂ©s du 7 octobre : "TrĂšs rapidement, je me suis rendu compte que son discours Ă©tait de relativiser les actions du Hamas en les justifiant par la politique de colonisation d'IsraĂ«l. Le ton est montĂ©, j'ai rĂ©alisĂ© que c'Ă©tait un sujet tabou. Depuis, quand on regarde le journal tĂ©lĂ©visĂ©, chaque fois qu'il y a un reportage sur le sujet, je n'ose plus en parler alors que je suis Ă©videmment Ă©galement choquĂ©e de ce qui se passe Ă Gaza pour les civils. Les deux ne sont pas incompatibles. Maintenant il y a un climat de gĂȘne, je me suis interdit d'en parler."
à Paris, Pierre*, de confession juive, a partagé sa peine sur les réseaux sociaux aprÚs l'attaque terroriste. Il précise qu'Israël n'avait pas encore répliqué : "J'ai posté des stories pacifistes et absolument pas politiques. Je ne pensais pas que c'était quelque chose de particuliÚrement clivant et j'ai reçu un message dans la nuit d'une de mes plus vieilles amies. Un message hallucinant, deux-cent lignes pour me demander comment je pouvais cautionner les actions du gouvernement israélien alors que rien n'était lié à ça dans ce que j'avais partagé."
Depuis le dialogue est rompu : "Je lui ai fait une réponse et ça a été la seule parce que tu n'as pas envie de dialoguer avec des gens qui ont des idées super tranchées alors qu'ils n'y connaissent rien. Cette fille ne connaßt pas la région, elle n'est jamais allée en Israël. à aucun moment elle ne m'a demandé si ma famille allait bien, ça m'a fait trÚs mal parce que ça crée une distance avec des personnes qui ne comprennent pas ce qu'on ressent."
Cette douleur, l'Ă©crivain et philosophe RaphaĂ«l Enthoven la dĂ©crit dans un message postĂ© sur X (ex-Twitter) mardi 5 dĂ©cembre : "Combien d'amitiĂ©s fracassĂ©es par cet atroce conflit ? Combien de frĂšres choisis se sont soudain trouvĂ©s aux antipodes l'un de l'autre ? Si loin, si vite... On a beau croire qu'on fait la diffĂ©rence entre la politique et la vie, et se dire que seuls les cons se fĂąchent parce qu'ils pensent diffĂ©remment, on en vient, comme tout le monde, Ă tourner le dos Ă des gens qu'on adorait, parce que leurs paroles nous sont insupportables... Comme s'il y avait lĂ un dĂ©saccord si profond qu'il engage la vie tout entiĂšre. Une alternative dont les termes sont absolument exclusifs l'un de l'autre. Comme si nous n'avions le choix qu'entre deux discours qui mobilisent le cĆur et sectionnent l'affection. Restent deux ennemis qui n'ont pas envie de se battre et s'Ă©vitent mutuellement parce qu'ils s'aiment encore, quoi qu'ils sachent, l'un et l'autre, que tout est fini entre eux."
C'est Ă©galement ce que constate Valentin, 22 ans qui vit Ă Nice : "On se rend compte qu'on peut partager beaucoup de valeurs avec certaines personnes mais de nombreuses choses sont balayĂ©es au nom d'un certain combat idĂ©ologique. Je trouve ça triste. Ăa touche tout le monde parce qu'on a des origines, des cultures diffĂ©rentes, câest ce qui fait la richesse de la France mais on voit que parfois on n'arrive pas Ă mettre ça de cotĂ©."
Ce malaise, le jeune homme juif non-pratiquant, le ressent aussi dans une atmosphĂšre plus globale : "MĂȘme dans la rue, dĂšs qu'on entend les mots 'IsraĂ«l', 'Hamas' ou 'Palestine' sortir de la bouche de quelqu'un il y a toujours un regard un peu suspicieux." D'aprĂšs lui, la dĂ©sinformation est responsable d'une grande partie du problĂšme.
"Beaucoup de gens confondent juifs et Israël, ou Hamas et Palestine. Beaucoup restent en surface du conflit, font des raccourcis. Cela crée de la haine et c'est ce qui est dangereux."
ValentinĂ franceinfo
Ă Lyon, Rosa*, athĂ©e, n'arrive pas Ă comprendre la rĂ©action d'un de ses collĂšgues, juif non-pratiquant : "Les rapports sont devenus compliquĂ©s, il dit que les Ă©vĂ©nements lâont rendu fou, quâil en veut Ă la terre entiĂšre. Au travail on est ni pro-IsraĂ«l ni pro-Palestine, on n'est pas du tout politisĂ©s. Selon moi, il y a des critiques Ă faire des deux cĂŽtĂ©s et du soutien Ă avoir des deux cĂŽtĂ©s mais pour lui câest impossible. On essaye dâapaiser la situation mais on nây arrive pas." Dans l'agence de communication dans laquelle ils travaillent, le ton est montĂ© plusieurs fois malgrĂ© la volontĂ© gĂ©nĂ©rale d'Ă©viter le dĂ©bat.
Julie* n'a pas toujours osé afficher publiquement son soutien à la Palestine : "J'ai parfois voulu partager des publications sur les réseaux sociaux dénonçant l'armée israélienne qui bousille Gaza, mais je me suis censurée dans les premiÚres semaines, de peur des réactions." Elle qui n'a pas de conviction religieuse, est d'abord restée discrÚte sur la question en privilégiant les dons et les dicussions dans son cercle trÚs proche. "Et puis c'est devenu tellement n'importe quoi, dit-elle, que j'ai eu envie de prendre position." Julie précise qu'elle ne remet pas en cause le caractÚre "ignoble" de l'attaque du Hamas le 7 octobre.
Jo* vit à Marseille, de confession juive il a récemment été déçu des réflexions d'un ami dont il a longtemps été trÚs proche. Un ami qui n'est pas directement concerné par le sujet et qui a manifesté un avis tranché anti-Israël : "Je ne voulais pas du tout parler de ça avec lui, je me suis fermé direct." Un mot de soutien, une pensée pour sa famille concernée aurait suffi, précise Jo, mais cela n'a pas été le cas et l'ami en question s'est montré particuliÚrement acerbe : "Je ne lui en veux pas mais je n'ai plus envie d'aller me marrer avec lui alors qu'il ne partage pas ma peine et qu'il est susceptible de me balancer une horreur à tout moment."
"C'est viscéral, c'est épidermique"
Cette impossibilitĂ© de dialoguer, Emmanuel et Quentin, trentenaires, amis et collĂšgues de travail Ă Paris, y ont Ă©tĂ© confrontĂ©s dĂšs le lendemain de l'attaque terroriste du Hamas : "Au tout dĂ©but, c'Ă©tait trĂšs compliquĂ©, et de toute façon, Manu a eu la sagesse de dire 'On n'en parle pas'." Puis la parole s'est dĂ©liĂ©e mais pour Emmanuel, juif pratiquant, l'Ă©motion est parfois trop forte : "Pour moi ce sujet ce nâest pas un sujet d'actualitĂ©, c'est le sujet d'une vie. Ătre juif, IsraĂ«l, ĂȘtre juif en France. Si je m'investis autant, c'est parce que ça fait partie de moi."Â
Il essaye de dĂ©battre : "Si on veut ĂȘtre Ă©coutĂ©, il faut savoir concĂ©der des choses. Bien sĂ»r que dans notre tĂȘte il y a parfois de la colĂšre qui rentre en jeu, mais malheureusement, sur ce sujet, on n'a pas le droit d'ĂȘtre extrĂȘme. Je ne fais pas partie des gens qui envoient des insultes sur des commentaires, ce que je dis est construit, ça veut dire quelque chose. C'est bien d'avoir un dĂ©bat avec des gens qui ne sont pas de votre opinion, c'est important. Mais pour dĂ©battre avec quelqu'un qui a un avis radicalement opposĂ© au mien, il faut que quand je lui donne un fait avĂ©rĂ©, il me rĂ©ponde avec des faits, en connaissance de cause." Alors il Ă©vite parfois tout simplement la conversation.
"C'est vrai qu'il y a des amis avec qui je n'en parle pas parce que je sais trĂšs bien leur avis. Je n'ai pas envie d'ĂȘtre déçu et je sais que je le serai par certains."
EmmanuelĂ franceinfo
Il y a la peur dâĂȘtre déçu, la difficultĂ© aussi de trouver les mots justes pour dĂ©crire lâindicible. Quentin, qui est athĂ©e et se dit plus modĂ©rĂ©, a plusieurs fois tentĂ© de se poser en mĂ©diateur dans leur entourage :"Ăa me fait de la peine de voir Ă quel point il est investi, ça me bouleverse un peu de le voir se mettre dans des Ă©tats pareils tous les jours, dans le dĂ©bat avec des gens qui ont un avis complĂštement diffĂ©rent du sien. Par exemple on a un ami avec qui il y a une rĂ©action vive, de rejet instantanĂ©. Comme une façon de dire : 'Notre souffrance est absolue et ne doit pas ĂȘtre contestĂ©e, ça nous donne le droit d'avoir raison sur le dĂ©bat. Tu ne peux pas m'enlever ma raison Ă©motionnelle, c'est mon droit absolu'. Câest viscĂ©ral, c'est Ă©pidermique, ce n'est pas possible."
Dans leur entourage justement, Emmanuel a récemment eu une trÚs mauvaise expérience. Invité à une soirée d'anniversaire il en a été désinvité à la derniÚre minute en raison de ses prises de position pro-Israël. L'organisateur, musulman d'origine marocaine, était pourtant un proche avec qui il a passé de nombreux moments. "La situation est compliquée", est la seule explication qu'il a obtenue malgré sa volonté d'en discuter. "Ce n'est pas tant le fait que je sois juif qui a compromis ma venue, assure Emmanuel, mais le fait que je m'exprime. Il a gardé sur sa liste d'invités d'autres juifs qui ne divulguent pas leur opinion sur le sujet. Le simple fait que je m'exprime suffit pour que certains ne me tolÚrent plus."
Emmanuel le sait cela passera, mais cela laissera des traces : "Il y a un moment oĂč ça va s'essouffler parce que les gens en auront marre, donc par la force des choses ils en parleront moins. Est-ce qu'on pourra plus en parler entre nous ? Moi, je pense qu'on en parle dĂ©jĂ entre nous et que ceux avec qui on n'en parle pas, c'est qu'on nâa pas envie d'en parler. Est-ce qu'il y a une hypocrisie de l'amitiĂ© sur ça ? Je pense que oui, parce que moi, vraiment, il y a des amis Ă qui je ne peux pas pardonner d'avoir l'avis qu'ils ont. On est dans la justification du terrorisme. Je ne pourrai jamais accepter ça mĂȘme dix ans aprĂšs cette guerre-lĂ ."
"Le conflit couvait dans la société depuis longtemps"
Ă la peine, Ă lâincomprĂ©hension, au sentiment dâinjustice sâajoute parfois un sentiment de solitude autour d'un sujet dont tout le monde sâempare et cela Emmanuel ne peut pas le concevoir : "Je ne pourrai jamais comprendre Ă quel point l'avis des gens est tranchĂ© alors qu'ils n'ont rien Ă voir avec ça. Et si je me trompais alors ils s'indigneraient pour les autres causes au moins autant que pour celle-lĂ , ils mettraient des posts Instagram comme ils le font tous les jours. J'aimerais qu'il y ait certaines personnes qui restent un peu plus Ă leur place, qu'il y en ait d'autres qui essayent de moins profiter de ça pour divulguer leur antisĂ©mitisme comme ça Ă voix haute. Ăa, ça me dĂ©goĂ»te." Les deux amis le constatent, l'hystĂ©rie des rĂ©seaux sociaux ajoute Ă la douleur collective.
Chez tous ces Français, revient lâimpression que le monde a perdu la raison, que ceux dont ils Ă©taient tellement proches, en qui ils avaient toute confiance ne peuvent d'un coup plus comprendre leur douleur et rĂ©ciproquement. De part et d'autre, ce qu'ils considĂšrent comme une Ă©vidence ne l'est pas dans l'esprit d'un autre. Deux rĂ©alitĂ©s inconciliables s'opposent, au delĂ de toute cohĂ©rence. Michel Wiewiorka est sociologue et maĂźtre de confĂ©rences : "Ce conflit couvait dans la sociĂ©tĂ© depuis longtemps et le couvercle a Ă©tĂ© retirĂ©."
Ces oppositions, le sociologue les qualifie de "déchirements" et il perçoit particuliÚrement le phénomÚne dans le monde universitaire : "Brusquement une passion s'est imposée entre des personnes qui défendent un soutien sans nuance à la cause palestinienne, sans tenir compte du massacre du 7 octobre. Et symétriquement des soutiens à la cause israélienne, de personnes qui disent 'Vous ne comprenez pas ce que cela veut dire pour le monde juif'."
Michel Wiewiorka souligne un basculement de l'opinion française : "Dans les années 60-80 le monde juif a connu des années de bienveillance, la France était sidérée par la Shoah qui faisait son apparition dans le champ public avec des films comme celui de Claude Lanzmann (1985) ou encore la série Holocaust aux Etats-Unis (1978). Mais la Shoah, qui était de l'ordre de la mémoire, est désormais de l'ordre de l'histoire. Pour les nouvelles générations, les combats ne sont plus ici. Il y a une identification à la cause palestinienne, deux radicalités s'opposent. Cela met en exergue des tensions plus profondes de la société."
*Le prénom a été modifié
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